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Le Jugement dernier

Le 12 janvier 1924, Blaise Cendrars embarque au Havre à bord du Formose, le paquebot qui doit le mener au Brésil. Dans sa malle, les manuscrits inachevés de Moravagine et Le Plan de l’aiguille. Au cours des 25 jours que dure la traversée, il laisse ces manuscrits en souffrance, mais écrit de courts poèmes et des lettres-océan qu’il envoie à son amour laissé derrière lui à Paris. Quand tu aimes il faut partir, tape-t-il de sa main unique sur sa Remington portable.Le 6 février, il débarque à Santos et poursuit le voyage en train jusqu’à São Paulo. Sur place, il fait l’expérience du présent tumultueux de la réalité brésilienne, dans lequel il voit la manifestation la plus achevée de cette modernité qu’il a toujours cherché à retranscrire dans ses poèmes. Il découvre l’effervescence du carnaval de Rio, la ferveur des fêtes populaires, la splendeur baroque des églises du Minas Gerais, assiste à la révolution manquée du général Isidoro Lopez, visite les immenses plantations de café de l’intérieur des terres. Il s’enivre de la beauté des lieux et des êtres qui les habitent. Il attend, sans trop savoir quoi. Il lit. Bien souvent il ne fait rien, et c’est dans cette vacuité que quelque chose, plus tard, parviendra à se dire. La littérature se forme dans les temps morts de l’action, entre les pas de la marche, dans les conversations entre amis. À la fazenda du Morro Azul, la Montagne Bleue, il fait la connaissance d’un propriétaire terrien qui a découvert dans le ciel austral une constellation nouvelle. 25 ans plus tard, dans Le Lotissement du ciel, Blaise Cendrars fait le récit de sa rencontre avec cet homme, qui croisa le regard de Sarah Bernhardt, la divine, lors d’une de ses tournées au Brésil, et en tomba éperdument amoureux. Il s’est depuis retiré du monde et vit dans la solitude de sa plantation, devenue le paradis des oiseaux depuis qu’il y a interdit le moindre coup de fusil, où il écrit à l’aimée des poèmes et des lettres qu’il n’envoie pas. Une nuit, en 1914, assis dans l’allée devant la maison, tout fiévreux d’angoisse à l’idée des forces de destruction qui s’abattent sur Paris et son amour, il lève les yeux au ciel, et découvrit, parmi le miroitement infini, un peu à gauche au-dessous de la Croix du Sud, la forme de la Tour Eiffel, dessinée par dix étoiles appartenant à des constellations connues. Il donne à sa découverte le nom de La Tour Eiffel Sidérale. Le 19 août, Blaise Cendrars embarque à Santos à bord du Gelria, le paquebot qui doit le ramener en France. Dans Le Lotissement du ciel, il fait le récit d’une traversée de retour à bord du Gelria. Il raconte qu’il emporte avec lui 250 tangaras septicolores, car il a promis à son amour, la petite fille des Batignolles, de lui rapporter vivant un de ces oiseaux dont aucun n’est jamais parvenu à franchir l’Atlantique. Chaque jour, de nouveaux oiseaux meurent, dont il jette les cadavres par-dessus bord. À Lisbonne, il ne reste plus que 7 oiseaux. À Cherbourg, où Blaise Cendrars débarque, plus que 3. Des 3 restants, 2 meurent dans le train vers Paris, et la chère petite fille a juste le temps d’admirer le plumage, éblouissant d’ordinaire au sein des envols de milliers d’individus dans les clairières de la forêt vierge, du dernier oiseau, avant qu’il ne s’éteigne à son tour. Quand ma mère est morte, en 1907, écrit Blaise Cendrars, on trouva dans ses cartons et ses boîtes à chapeaux des panaches, des aigrettes, des couteaux, des toupets, des paradis, des touffes de coq noir, genre bersaglier, et de coq blanc, genre casoar, des plumes de coq de bruyère en bouquet, des brochettes de colibris, des toques, des manchons de lophophore, des crêtes de huppe, du duvet de cygne, des plumes d’autruche, de la poule faisane, des colombes et des mouettes, des bengalis, des gorges de pigeon et jusqu’à une tendre perdrix. Il y en avait pour plusieurs centaines de mille francs. Tout cela sentait le camphre et redeviendra à la mode et sera encore une fois porté par les âmes sensibles. Mais dans tous ces colifichets pas un seul qui égalât la parure du sept-couleurs, et le jour du Jugement dernier la chère petite fille battra encore une fois des mains et éclatera de rire en reconnaissant son oiseau du tropique, et des cohortes de négrillons ailés – tous ces innocents morts de la fièvre jaune derrière les lagunes et dans les paranas – battront des mains avec elle en voyant se réveiller l’oiseau de leur enfance porté de traviole sur un ridicule chapeau de Paris par un vieil ange démodé.

Les oiseaux traversent l’espace au-dessus de nos têtes. Clouée au sol, l’âme est en exil, et nous gardons les yeux levés vers le ciel, à la recherche d’un point de perspective hors des contrariétés de ce monde. Les créatures ailées s’arrachent à la pesanteur, elles s’élèvent en réponse à un appel qu’elles sont seules à capter et dessinent dans l’air les figures d’un langage qui leur est propre. L’existence d’un espace immémorial, rendu sensible par l’articulation des signes qui le parcourent, a été explorée par Kate Bush sur le second disque de son septième album, Aerial. Conçu sous la forme d’une suite de 9 morceaux, le disque chronique le passage des heures au cours d’un jour d’été sans histoire, du milieu du jour à l’aube du jour suivant. Tout commence dans la torpeur de l’après-midi, entre le désir de faire quelque chose et la somnolence provoquée par une lumière écrasante qui semble tout droit remontée d’Italie. La lumière danse sur la peinture le long des murs et active de paisibles rêveries où les temps s’entremêlent, des oiseaux, qui seront partis à la fin de l’été, volettent et vaquent sans hâte à leurs activités. Le disque est traversé de nombreux chants d’oiseaux, de merles, de grives, de rouge-gorges, de pigeons ramiers, de mouettes. Sans s’imposer, ils s’intègrent aux compositions, leur présence reste un mouvement corrélé aux variations de l’atmosphère dans un espace qu’ils occupent sans le remplir. Les oiseaux vocalisent la lumière. Ils s’animent à son abord et se dépensent en pure perte comme pour lui rendre grâce. Ils volent et chantent en réponse au pur don d’exister. La musique manifeste la lumière. Elle révèle sa lutte avec l’obscurité, ouvre des lucarnes par où perce la clarté d’une brèche dans l’épaisseur des nuages. Elle apparaît, au détour d’un élargissement de l’espace harmonique, d’un éclaircissement dans la texture, d’un méandre dans le déroulement de la pièce. Elle brille, durable ou fugace, à la jonction des différents éléments. Le second disque d’Aerial laisse affluer un maximum de lumière entre les notes. Les rythmiques égales installent une temporalité fluide au sein de laquelle s’inscrivent comme autant d’événements minuscules de simples motifs mélodiques répétés et altérés au fil du passage du temps. La musique recherche la continuité dans les enchaînements, explore les nuances, les dégradés, se déplace sans effort au sein d’un espace restreint dont elle fait exister le moindre recoin par de petits gestes d’attention, quelques notes de piano, des accords étirés, de subtiles boucles électroniques, qui se superposent avec le plus haut degré d’intégration possible. Tout est baigné d’une clarté de compassion et de miséricorde, dans laquelle chaque note se détache avec une force expressive d’une grande douceur. L’énergie accumulée se libère par moments dans le resserrement du groupe autour de dynamiques rythmiques stéréotypées, comme pour dresser un portrait du pouvoir communicatif de la gaieté, sans que de telles saillies viennent rompre l’unité de ton et la force singulière de l’ensemble. La musique se maintient au point de bascule entre les deux versants du rythme, entre l’inspiration et l’expiration, entre la tension et la détente, l’instant et la durée, la langueur et l’extase, le mouvement et l’immobilité. À l’approche de la nuit, l’attente se fait plus insistante, et se met à la poursuite de formes stables auxquelles se raccrocher. Le ciel et la mer ne font qu’un, en une même absence de limites que l’âme s’attache à parcourir afin d’éviter de se perdre. La pulsation s’accélère, la musique avance comme dans un rêve et s’évertue à se fondre dans ce qui l’entoure pour en conjurer l’obscurité de l’intérieur. Mais la lumière finit par apparaître à l’horizon, d’abord hésitante puis de plus en plus assurée, elle nous délivre de l’inquiétude de la nuiten un long crescendo jubilatoire au cours duquel le solo frénétique d’une guitare électrique, comme ravie hors d’elle-même, fait éclater le cadre et advenir le jour. La lumière remonte le long de l’antenne et des rires se mêlent au chant des oiseaux. C’est une joie parfaite, pure de toute emprise. Les oiseaux s’élèvent dans le ciel et elle s’élance à leur suite hors du temps et disparaît.

La foi est une ouverture dans la nuit. Elle est une aspiration produite par la béance au cœur du réel. Elle traverse les ténèbres en offrant au miracle une chance de s’accomplir. Elle découvre que la réalité vécue est de l’autre côté. Le lit est vide, Johannes s’est enfui à nouveau de la ferme de Borgensgaard et son père et se frères se lancent à sa poursuite. Il porte un long manteau et des sandales aux pieds, ses cheveux noirs, tirés vers l’arrière, et son collier de barbe entourent un visage hagard. Il prêche, seul au sommet d’une colline, dans la lande du Jutland balayée par le vent. Malheur à vous pour votre manque de foi. Malheur à vous parce que vous ne croyez pas en moi, le Christ ressuscité, venu à vous selon le commandement de Celui qui créa le ciel et la terre. En vérité je vous le dis, le jour du jugement est proche. C’est le début du film Ordet de Carl Theodor Dreyer. Johannes voit une autre réalité derrière ce monde, dans laquelle il est le Christ revenu sur terre pour accomplir de nouveaux miracles et convertir les foules à l’approche du royaume de Dieu. Il erre sans but à travers les pièces de la ferme familiale, ses mouvements sont emphatiques et mal assurés, il déclame d’une voix aiguë des citations des évangiles et des prophéties auxquelles personne ne prête attention. La caméra parcourt avec lenteur l’espace traversé par les activités quotidiennes et révèle des perspectives toujours nouvelles dans lesquelles Johannes apparaît isolé des autres tel une ombre se mouvant dans les interstices. Il est la mauvaise conscience de la famille, celui qu’aucune prière n’a sauvé, comme le dit au matin le vieux Borgen à sa belle-fille Inger, autour du café qu’elle lui a préparé. Quand un père ne sait pas prier avec foi pour son enfant, il ne se produit pas de miracle, dit-il. Inger croit que de nombreux petits miracles ont lieu partout en secret et que le Seigneur entend les prières mais agit en cachette pour éviter que le bruit se répande. Elle est l’épouse de Mikkel, l’aîné des trois enfants de Borgen, qui a pris le relais de son père pour s’occuper de la ferme. Ils sont mariés depuis 8 ans et s’aiment avec une tendresse et un désir chaque jour renouvelés. Ils ont deux filles et elle est sur le point d’accoucher de leur troisième enfant. Inger est celle autour de qui la vie s’organise à Borgensgaard. C’est elle qui, discrètement, rend tout le reste possible. Elle est venue préparer Borgen à l’idée que le dernier de ses fils, Anders est amoureux d’Anne, la fille du tailleur Petersen. Il est pendant ce temps parti lui demander sa main. Rien ne pourrait être pire. Les deux pères sont les chefs de file de deux communautés regroupées autour de conceptions opposées de la foi. Pour Borgen, la foi est louange et célébration de la vie. Pour Petersen, elle est repentir et négation de ce monde en vue de se préparer une place au ciel. Borgen ne peut accepter de voir son plus jeune fils épouser la fille de son rival. Mais lorsque Anders, de retour, leur annonce, la mort dans l’âme, le refus catégorique de Petersen de lui accorder la main d’Anne, Borgen l’entraîne avec lui chez le tailleur pour réitérer la démarche. Petersen reste inflexible et alors qu’ils sont sur le point de repartir, le téléphone sonne, c’est Mikkel, il cherche à joindre son père pour lui annoncer qu’Inger est en danger de mort. L’accouchement est déclenché et l’enfant est mal positionné. Le docteur est là et s’affaire. 15 minutes plus tard, l’enfant est mort et la mère endormie. Le danger, pour elle, est passé. La caméra est dans la salle commune, où Borgen se réjouit avec le docteur. Une fois celui-ci reparti, Mikkel entre et annonce qu’Inger vient de mourir. Il erre sans but et arrête le balancier de l’horloge. Elle n’est pas morte, elle dort, dit Johannes. De Dieu je suis venu, moi le Christ, près de Dieu je resterai, sur les nuages du ciel, crie-t-il à son chevet d’une voix de plus en plus vacillante avant de s’effondrer de tout son long. Au cours de la nuit, il disparaît à nouveau, et personne ne le retrouve. Le jour de l’enterrement est arrivé. Ce qui reste de la famille est rassemblé autour du cercueil dont le couvercle n’est pas encore refermé. Ils sont vêtus de noir dans la lumière blanche qui inonde la pièce. La porte s’ouvre, c’est Petersen, il est venu offrir Anne à Anders, pour qu’elle prenne la place d’Inger au cœur de Borgensgaard. La joie refleurit sur les visages du père et du fils tandis que Mikkel, à côté, éclate en sanglots. Il faut se résoudre à laisser partir Inger et chacun tour à tour vient lui faire ses adieux. La porte s’ouvre, c’est Johannes, il n’est plus vêtu de son long manteau, ses cheveux sont brossés et son regard est clair. Il fait ses adieux à Inger. Mais l’aînée des petites vient lui prendre la main. Dépêche-toi, oncle, dit-elle. Il lui a promis que sa mère mourrait et qu’il la ressusciterait. Porté par la foi de l’enfant, il réitère sa tentative. Jésus, si c’est possible, permets-lui de revenir à la vie. Donne-moi la parole qui peut vaincre la mort. Il s’adresse à Inger et lui ordonne de se lever. Le silence est complet. L’instant est suspendu dans l’attente de son dénouement. De façon presque imperceptible, Inger se remet en mouvement, d’abord les doigts puis, au bout d’un temps qui paraît interminable, les yeux, qui s’ouvrent sur Mikkel à côté du cercueil, les bras, qui tentent sans force de se lever pour l’enlacer, enfin la bouche, qui lui mord éperdument la joue, comme pour goûter à nouveau la réalité de la vie. Le sourire simple et reconnaissant de l’enfant engloutit tout ce qui a précédé. Les horloges peuvent se remettre à fonctionner. La vie commence pour nous, déclare Mikkel en serrant Inger contre lui. Les yeux encore brouillés, elle répète, comme si les mots lui parvenaient de très loin. La vie, la vie.

La vie est un présent dont le sens est inaccessible. On peut tout au plus chercher à délimiter un cadre pour en appréhender les miracles. Dans une cabane en Norvège une vieille femme attend. Elle chante en regardant le chemin devant sa porte. Hiver et printemps peut-être passeront, et l’été suivant et toute l’année aussi, mais un jour tu viendras je le sais, et moi je t’attendrai, car je te l’ai promis. Celui qu’elle attend est parti courir le monde. Elle attend Peer Gynt, le hâbleur, le lâche, le vagabond. À 20 ans, il disparaît dans les montagnes et en revient avec des contes toujours plus extravagants pour justifier ses absences. Il passe des journées entières à se raconter des histoires dans lesquelles il règne sur le monde et à les adapter aux circonstances de façon à les tourner à son avantage. Il souffre de la tension entre un désir d’absolu et la nécessité d’être incarné malgré tout dans ce que la réalité a de plus banal. Le moindre nuage lui est prétexte à rêver et s’extraire d’un monde qui lui échappe. Au cours des noces d’Ingrid, la fille du propriétaire de Hæggstad, qu’il ne laissait pas indifférente autrefois et qui s’est fiancée durant sa dernière escapade sur les crêtes, il fait la connaissance de Solveig, une jeune fille arrivée avec ses parents dans la région peu de temps auparavant. La fête bat son plein et les danses se succèdent au son du hardingfele, et Peer Gynt, le jouisseur, le soûlard, l’indolent, est l’objet de la risée générale. Solveig refuse de danser avec lui, et il enlève la mariée et s’enfuit avec elle dans les montagnes. Sitôt dégrisé, il se désintéresse de sa proie et poursuit seul son chemin. Devenu proscrit suite à son acte, il est contraint de se réfugier dans la forêt et Solveig l’y rejoint bientôt. Elle a tout abandonné pour venir vivre avec lui. Mais dans les montagnes, où tout a une double apparence, on est soumis à toute sorte de créatures et d’influences contradictoires dont il est difficile de savoir si elles sont bonnes ou mauvaises. Pas disposé à se laisser définir par des forces venues du dehors, et décidé à vivre ses propres expériences, Peer Gynt prend la fuite. Il parcourt le monde et devient armateur, marchand d’esclaves, chasseur de fourrures dans la baie de Hudson, chercheur d’or en Californie, prophète dans une tribu nomade, empereur dans un asile d’aliénés au Caire. À l’âge de la vieillesse, ruiné, il fait son retour au pays, et la mort se présente à lui sous la forme d’un fondeur de boutons qui vient lui réclamer son âme pour la refondre avec celles des gens qui comme lui n’ont pas eu le courage de mener jusqu’au bout ce qu’ils portaient en eux. Sa vie a été médiocre, même le diable ne veut pas de lui. Les différents aspects de sa personnalité se détachent telles les pelures d’un oignon sous lesquelles ne se trouve aucun noyau. Il découvre avec effroi que tout a été en vain. Dans le magma de la vie, il n’a pas été capable de dégager des allées dans lesquelles puisse circuler la clarté. Sa longue fuite en avant à la poursuite de lui-même n’a débouché sur rien. Il se tourne vers les étoiles à la recherche d’une réponse mais le ciel reste silencieux. Seul le néant l’attend. Des fidèles traversent la forêt pour se rendre à l’église en cette aube de la Pentecôte et entonnent un cantique. Une lumière brille à la fenêtre d’une cabane. À l’intérieur, une vieille femme, presque aveugle, chantonne en se préparant pour aller à l’église. C’est Solveig. Elle l’a attendu. Elle lui ouvre ses bras, toute à la joie de le retrouver et son chant se transforme en berceuse de consolation. Je vais te bercer, je vais veiller, dors et rêve mon garçon. Sa voix se mêle au cantique des fidèles dans l’air du matin. L’amour est un miracle, comme le chant des oiseaux, le sourire des enfants et la résurrection des morts. En lui s’opère le renversement du temps. L’instant cède sous la pression de tout ce qui l’implique, et il ouvre une brèche dans laquelle s’engouffrent la mémoire et la perte. Il s’établit en un présent inévitable, et sans souci du ridicule, il bascule dans l’éternité. Ne me laisse pas t’oublier.

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L’Arbre de vie

Le cinquième long-métrage de Terrence Malick, The Tree of Life, s’ouvre sur une suite d’images discontinues reliées par une narration en voix off au son du Funeral Canticle de John Tavener. Le chœur chante les mots de l’office des morts dans l’église orthodoxe. Quel plaisir de cette vie demeure sans chagrin ? Quelle gloire sur terre ne connaît de revers ? Tout s’évanouit, comme l’ombre et comme un songe trompeur, d’un coup la mort emporte tout. Sur ces mots se succèdent des instantanés de deux époques distinctes. Quelques plans d’une petite fille dans une ferme, à l’âge de son éveil à la réalité insondable dans laquelle elle vit, laissent place à des images de joies simples et partagées au sein d’une fratrie de trois garçons dans une ville du Texas des années 1950. La petite fille a grandi, est devenue mère à son tour, et on l’entend se remémorer. Les religieuses nous ont appris qu’il y a deux voies dans la vie, la voie de la nature, et la voie de la grâce. À chacun de choisir la sienne. La grâce ne recherche pas son profit. Elle accepte d’être rabaissée, oubliée, rejetée. Elle accepte les insultes et les coups. La nature recherche seulement son profit, fait en sorte que les autres lui obéissent. Elle aime dominer, que les choses se passent comme elle l’entend. Elle trouve des raisons d’être malheureuse quand le monde resplendit tout autour d’elle et l’amour sourit à travers toute chose. Elles nous ont appris que les choses ne peuvent mal se finir pour qui suit la voie de la grâce. Je te serai fidèle, quoi qu’il arrive, ajoute-t-elle, après que la caméra s’est attardée sur l’enfant dont l’annonce de la mort, initiant une troisième époque, lui parvient à la fin de la séquence, alors que le chœur se fond graduellement dans le silence. On apprendra plus tard qu’il s’agissait du cadet et qu’il est mort à 19 ans. Cet événement bouleversant, dont on ne saura jamais les causes ni les circonstances exactes, génère un champ de force à partir duquel s’organise le flux d’images et de voix sans corrélation explicite qui fonde l’esthétique discontinue du cinéma de Terrence Malick. Des années plus tard, devenu un architecte reconnu, l’aîné, Jack, paraît désorienté, déconnecté de ses proches et éloigné de ses parents. On le voit à plusieurs reprises errer dans le désert, aux prises avec des images de son enfance dont il ne parvient pas à s’extraire. Il n’y a pas de jardin d’Éden. Simone Weil donnait à la voie de la nature le nom de pesanteur. L’affirmation de soi au détriment de l’autre est notre pente naturelle, la vie tend par tous les moyens à persévérer dans son être. La voie de la nature est un effet de perspective qui répartit le monde entre alliés et opposants. Il n’y a qu’un choix à faire, écrit Simone Weil, ou il faut apercevoir à l’œuvre dans l’univers, à côté de la force, un principe autre qu’elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse unique et souveraine des relations humaines aussi. Cet autre principe, elle lui donnait le nom de grâce. La grâce opère la sortie de soi par l’ouverture à l’autre. Elle seule permet de briser le cercle de la violence et des compensations. Simone Weil faisait sienne une image récurrente dans les Upanishad, les livres sacrés de l’hindouisme. Deux oiseaux sont posés sur le même arbre. L’un mange, l’autre le regarde.Le grand drame de l’existence, pensait Simone Weil, c’est de devoir se nourrir pour subsister. Là où la nature s’approprie ce qui lui sert dans sa lutte pour la survie, la grâce est de ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose. Il s’agit d’opérer un retrait, et d’abord en soi-même, pour laisser l’autre exister. Il s’agit d’accepter la faim, et jusqu’à en mourir. Son enfance a conduit Jack à se sentir enfermé dans l’opposition entre la voie de la grâce, incarnée par sa mère, et la voie de la nature, empruntée par son père autoritaire, qui prône la loi du plus fort et cherche à endurcir ses fils là où leur mère leur enseigne la patience et le pardon. Sensible et impliqué, Jack semble marqué par un grand besoin d’affection. On le voit à 12 ans reproduire malgré lui un schéma de domination sur ses deux frères plus jeunes qu’il entraîne dans des jeux lui permettant de marquer son ascendant afin d’attirer l’attention. Extrêmement mobile, la caméra enregistre l’écoulement du temps, les joies et les peines, les prises de pouvoir subies et infligées, les regrets et les réconciliations, toute l’énergie de la vie et sa circulation au sein d’une structure relationnelle déterminée par l’inertie qui lui est propre. Jack se sent débordé de l’intérieur par des forces qui le poussent à détruire la beauté qui l’entoure. Je n’arrive pas à faire ce que je veux, observe-t-il en voix off, je fais ce que je déteste. Jack fait l’expérience de l’acrasie, l’impossibilité à faire coïncider ses actes avec l’idée que l’on se fait du bien. La voie de la grâce n’aboutit à rien dans un monde où il faut se battre pour réussir. Elle est perçue comme une marque de faiblesse, ou comme un luxe que seuls peuvent se permettre ceux qui ont tout obtenu. Mais la voie de la nature apparaît tout autant comme une impasse. Malgré son application à la tâche, le père finit par perdre son travail etla famille est contrainte de déménager et laisser le lieu de la première enfance des garçons derrière elle. Dans un monde gouverné par la force, on finit toujours par trouver plus fort que soi. La nature est indifférente à l’individu, le sort frappe sans distinction les bons et les mauvais. Aucune des deux voies ne protège de la souffrance de la perte, la vertu ni la rigueur ne sont payées de retour. Il n’existe pas d’ordre supérieur pour garantir la sécurité, ni même la sûreté de la croyance, ici-bas. Le film s’ouvre sur lui-même. Des filaments de couleurs émergent progressivement du néant, représentant l’avènement de la lumière dans un univers en expansion. Des images de galaxies et de nébuleuses se succèdent lentement à l’écran. Une étoile apparaît puis, sous l’effet de la force de gravitation, une planète se forme. Travaillée par une intense activité volcanique, sa surface n’est à ses débuts constituée que de roche en fusion. Au fil du temps, l’eau fait son apparition et, avec elle, toute la mécanique de la vie cellulaire. Le calme fait suite à la fureur, l’activité moléculaire s’oriente vers la formation des bactéries. L’infiniment grand se reflète dans l’infiniment petit. De nouveaux processus s’initient, entraînant des modifications du milieu qui engendrent à leur tour une ramification de la vie en structures de plus en plus complexes. L’équilibre se maintient par démultiplication. En une véritable profusion de formes et de couleurs, la vie remonte à la surface de l’eau et va s’installer dans les lichens sur les rochers, dans la terre, dans les forêts de conifères. De nouvelles relations s’inventent, qui commencent à nous être familières. Un jeune parasaurolophus est étendu au bord d’une rivière, un dromiceiomimus accourt et le maintient au sol pour l’empêcher de fuir. Le cours naturel du temps se suspend. Le prédateur épargne sa proie blessée, et va chasser ailleurs. En montrant un geste perpétré hors de toute nécessité, Terrence Malick fait voir la grâce déjà à l’œuvre dans la nature. L’échelle s’élargit et on assiste à la rencontre, cadrée de très loin, d’un astéroïde avec la terre, provoquant des bouleversements en chaîne. D’immenses vagues se soulèvent, le ciel s’obscurcit, le froid s’installe durablement. Toujours la vie succède à la mort et adapte ses formes aux besoins du moment, réorganisant ses structures de façon à pouvoir déboucher sur la rencontre des parents de Jack, l’enfance des garçons, la mort du frère, l’errance à l’âge adulte. Dans le désert, Jack franchit le cadre d’une porte, et tout se précipite. Guidé par la version enfant de lui-même, il parvient sur une plage hors du temps où les différents âges de la vie peuvent se réconcilier. Les morts se relèvent, la famille est à nouveau réunie. À l’exception de Jack tous marchent sur le sable avec leur apparence du temps de sa jeunesse. Des étreintes se nouent et se dénouent. Dépouillée de la logique des comptes à rendre et à régler, l’affection peut se montrer à visage découvert. Des mains ouvertes reçoivent et donnent, acceptent de laisser partir les êtres aimés vers leur propre destin, sans les retenir pour soi. À la faveur de la superposition des temps sur le rivage un renversement du regard peut enfin s’opérer. La vérité, c’étaient ces moments fugaces que la caméra empathique de Terrence Malick a su capter dans le flux improvisé des paroles et des gestes et la beauté mystérieuse qui en résulte dès lors que la conscience y reconstruit une direction tournée vers la lumière. La poétique du montage découvre l’émotion cachée au cœur de chaque instant qui n’attendait que sa mise en réseau pour se réaliser pleinement. La grâce vise moins à s’opposer à la nature qu’à y inscrire en creux la dynamique d’une rédemption. La structure d’un cœur humain est une réalité parmi les réalités de cet univers, au même titre que la trajectoire d’un astre.La vie se nourrit de la mort, la nature de la grâce, l’attachement de la distance, l’unité de la diversité.

Dans un monde où tout est tellement enchevêtré, on ne saurait inférer aucune identité stable.Les couples d’opposés sont réversibles, ce qui est vrai sur un plan est contredit sur un autre. Comment faire sens de ce qui anime les êtres dès lors que toute action traverse une multitude de strates dont la disparité est l’horizon ici-bas. La complexité des forces contradictoires qui en résultent rend illusoire toute prétention de maîtrise. Le pouvoir de l’esprit ne protège pas des influences obscures, au contraire, en prétendant les identifier, il les attise et leur offre un répertoire de figures pour mieux se cacher. Le bien est le parfait aiguillon du mal. Les démons ont leur attention fixée sur l’idéal. Dans Les Racines du ciel, Romain Gary a dressé le portrait contrasté d’un aventurier nommé Morel, un ancien résistant qui, suite à son retour de déportation, s’est rendu en Afrique Équatoriale Française où il mène une campagne en faveur de la protection des éléphants. Chassés pour leur viande ou pour le prestige, rendus plus vulnérables par la sécheresse, les éléphants sont menacés d’extinction, et Morel sillonne le territoire afin d’attirer l’opinion publique sur ce qu’il y a d’insupportable dans une telle situation. Sa croisade paraît tellement dérisoire eu égard à l’ampleur de la tâche que chacun peut à bon droit s’interroger sur les véritables raisons qui le poussent à agir. Le fait que le personnage soit seulement perçu de l’extérieur, par le biais des récits de ceux qui l’ont côtoyé, empêche toute conclusion définitive, surtout dès lors que, fatigué de l’absence de réaction de la part des autorités, Morel prend les armes et est rejoint par un contingent hétéroclite de marginaux, d’idéalistes et de nationalistes décidés à reprendre le contrôle de leur terre. Le roman est construit de telle sorte que l’engagement en faveur des éléphants fonctionne à la manière d’un test de Rorschach. Ce sont moins les faits en tant que tels que leurs réappropriations symboliques par les personnages qui en constituent la trame. La tension narrative qui résulte de la confrontation des différents points de vue illustre combien le rapport à l’idéal échappe en fait à la rationalisation. Toute quête est irrémédiablement mêlée de motivations diverses qui vont au-delà de ce que chacun peut en dire, les racines du ciel sont le nom de cette intuition d’une autre réalité qui ne se laisse saisir que par éclats et induit la nostalgie d’une plénitude d’existence qui n’est pas de ce monde. Au regard du caractère contradictoire des aspirations qui cohabitent au sein du petit groupe armé, plus ou moins fixées en un idéal défini comme enjeu de lutte en fonction de la disposition des personnages à œuvrer à sa matérialisation, le caractère indécidable de l’action de Morel tient à la prétention des observateurs à en restreindre la compréhension sur un seul plan. D’une part, l’engagement de Morel prend la forme d’une action symbolique en faveur de la défense de ce qu’il nomme la marge humaine, à savoir un certain rapport de l’homme à son environnement qui ne soit pas de l’ordre de l’exploitation ou de la destruction, mais du respect de la faiblesse, du droit à la différence et de la dignité de ce qui est sans utilité apparente. Il s’agit de maintenir, au sein de tout système, une marge d’incertitude en regard de ses propres convictions, et les éléphants symbolisent cette altérité radicale et cette fragilité de la vie nue qu’il est de notre devoir de protéger au risque de détruire également la meilleure part de nous-même. Mais en même temps, la concrétisation de cet idéal implique une série d’actions qui menacent de basculer dans la violence aveugle, encourageant un durcissement des positions adverses avec pour effet de mettre les éléphants davantage en péril. La violence se nourrit d’elle-même et passe d’un objet à l’autre en fonction des besoins. Décidés à marquer leur rupture avec Morel, les indépendantistes qui s’étaient ralliés à sa cause finissent par massacrer eux-mêmes les éléphants, de façon à utiliser le produit de la vente de l’ivoire pour se fournir en armes, contraignant Morel à disparaître dans la nature pour laisser perdurer sa légende. En accusant la disjonction entre faits et valeurs inhérente à la nature stratifiée de la réalité, l’idéal encoure le risque de se retrouver complètement déconnecté de ses conséquences pratiques. Les grandes idées peuvent servir d’alibi aux instincts les plus bas tout en leur offrant le luxe de la bonne conscience. La civilisation ne s’oppose pas à la barbarie mais n’en est que trop souvent la couverture sous l’égide de la fin qui justifie les moyens. En disposant la réalité autour d’un seul axe de lisibilité, l’idéal se l’approprie d’avance, quand il n’en nie pas simplement l’existence. Dans le théâtre de l’esprit, il est une fiction qui cherche à se soustraire aux déterminismes de la matière mais reste soumise à la même pesanteur, qui s’y cache d’autant mieux qu’elle se pare des atours d’une juste cause. Condamné à ne jamais se matérialiser, l’idéal est un refuge, un écran sur lequel se projettent tous les fantasmes dispensant de se compromettre avec la réalité. À force de s’élever dans les hauteurs, on finit par perdre le contact avec la constante singularité de la vie. Dans la littérature, l’opposition à l’idée d’une vérité absolue qui existerait au-delà de toute réalité concrète s’incarne exemplairement dans la figure du picaro, ce personnage dont les rapports à la société sont de l’ordre de la duperie et de l’opportunisme. Cynique et sans scrupules, il chemine d’aventure en aventure, multipliant les identités au gré des circonstances et disparaissant pour réinventer sa vie ailleurs dès que la situation l’exige. Ce personnage, que son refus de toute identité figée rend insaisissable, prêtera plus tard chez Romain Gary sa vitalité sans contours à une mise en scène plus vaste des rapports de la réalité à l’idéal. Les grandes valeurs sont, pour lui, un fond de commerce, dont on ne peut jamais être sûr qu’il n’y croit pas un peu lui-même, mais qu’il met à profit chez les autres de façon à en retirer tout le bénéfice possible. Sa façon de collaborer jusqu’à l’outrance à l’ordre des choses le rend suspect de désirer secrètement une existence non fondée sur la circularité des rapports de force, mais ne pouvant se situer qu’au-delà des solutions établies, qu’il singe pour mieux en personnifier les contradictions et en miner les mécanismes de l’intérieur. Renvoyant dos à dos les positions de héros et de victime, qu’il subvertit en les utilisant à bon compte, il exhibe les logiques de compensation qui les alimentent et les risques de durcissement qu’elles encourent dès lors que leurs tenants en viennent à s’identifier un peu trop à une position leur permettant de se sentir dans leur bon droit. Se prendre au sérieux est le début de tous les totalitarismes, et le picaro, par sa prédilection pour l’imposture et le trompe-l’œil, instaure du jeu au sein de toute identité, et en premier lieu de la sienne, afin de mettre en crise la centralité qu’un sujet prétend occuper. Son mouvement centrifuge, ne pouvant déboucher sur aucun accomplissement, le place dans toute sorte de situations en porte-à-faux, sans lui interdire pour autant d’authentiques moments de grâce, car les refuser serait contradictoire avec la valorisation même du principe de contradiction. Tout au bout des artifices une vérité se laisse saisir. Mais ces instants de pure présence restent fugaces et sont vite rattrapés par la chute, dont le picaro a un sens aigu, et qui fait retomber dans ce que le réel a d’inconciliable afin de ne rien ériger en système normatif. Cette dynamique s’incarne dans l’écriture dans la recherche d’une logique absurde, procédant par courts-circuits entre le sublime et le grotesque, le cynisme et la tendresse, la sottise et la sagesse, en une syntaxe précaire où les contraires se renforcent mutuellement. La langue se fait fautive pour tenter de représenter cet ordre inversé où les valeurs renaissent dépossédées d’elles-mêmes. Contre tous les absolus, l’humanité est un événement local. Il s’agit de laisser sa position de surplomb, qui menace la réalité en prétendant en faire sens, pour mieux se mettre à son écoute. La grâce est la loi du mouvement descendant, écrit Simone Weil. Le salut de l’idéal est dans sa chute.

Au bout d’elle-même, la vie se laisse transformer par ce qui lui résiste. Une existence se ressaisit depuis sa propre fin. Le désir traverse une succession de chutes pour mieux se relever. La seule issue possible est vers le bas. C’est l’été 2005, j’ai bientôt 14 ans, je suis assis dans la voiture, la radio est allumée, j’entends a-ha, « The Sun Always Shines on T.V. ». Quelque chose dans l’intensité dramatique de la musique ouvre en moi un espace, révèle un manque inattendu au cœur de la structure du quotidien. Je passerai une grande part des années à venir à me construire un système pour habiter cet espace. Mais un manque n’est pas quelque chose que l’on assemble, c’est quelque chose à quoi l’on est exposé. À tort ou à raison, une incomplétude est ressentie et la présence qui viendra la combler est ce après quoi on languit. L’objet d’un manque peut être quelque chose ou quelque part ou quelqu’un. Il peut exister réellement ou non. Il peut être l’actualisation d’un idéal. Un manque d’amour. Il donne à voir ce qui entoure depuis la perspective de ce qui n’est pas là. Il génère un conflit, que la mélancolie dans la musique, qui étire le présent dans le temps et l’espace pour mieux le redonner à lui-même, peut exprimer et catalyser tout à la fois. Lorsqu’on est né en Norvège, a dit Magne Furuholmen, la mélancolie n’a rien à voir avec la tristesse. C’est plutôt un désir, une aspiration, et, sans doute, historiquement, un transport hors des difficultés de la vie. Plus l’objet du manque semble circonscrit, moins il sera facile à atteindre et la mélancolie s’établira en des coordonnées précises. L’ailleurs reflue à mesure que l’on s’en approche. C’est ainsi que se développe l’obsession pour un groupe de musique. L’écoute ne s’y limite pas à la musique, elle s’attache à retrouver ce que l’artiste a en propre. Derrière chacune des notes elle entend la toile tissée par toutes les autres. Elle traverse l’objet pour aller au sujet qui l’anime. Avec sa cohorte de stars et ses écrans d’images, l’industrie de la musique pop offre un terrain propice pour cette opération fantasmatique. Le pouvoir d’une cellule mélodique ou d’une formule poétique y est renforcé par la fascination pour la personnalité des performeurs, ménageant un espace personnel d’identification au travers de ce qu’il y a de plus partagé. La musique pop est un réservoir de parcours par lesquels un sujet se découvre à soi-même. En multipliant les cadres, les supports et les versions, elle suscite un va-et-vient constant entre le tout et la partie, où le moindre composant se rapporte à l’ensemble et fonctionne comme une avancée d’où ce dernier peut se voir à tout moment reconfiguré. Un détail porte en lui une infinité de mondes possibles. Un écart minimal donne parfois l’impression de toucher un abîme. La possibilité de son surgissement permet à l’écoute de se renouveler en permanence. La musique d’a-ha s’est toujours prêtée pour moi à cette expérience d’un présent tendu entre l’attente et la reconnaissance. Elle se laisse difficilement réduire à aucun de ses constituants isolables, tant leur constante évolution, oscillant entre affirmation de soi et frustrations liées aux contraintes extérieures et à une dynamique interne conflictuelle, en a marqué le caractère contingent, donnant l’impression que l’essence d’a-ha est davantage accessible dans certaines conditions que dans d’autres. L’histoire du groupe peut être lue comme la poursuite d’une redéfinition hors de l’image qu’a fixée son ascension fulgurante, tout en maintenant une forte présence dans sa musique, du fait de son lyrisme singulier, qui tient autant de la netteté toujours renouvelée des traits mélodiques que du grain de la voix de Morten Harket, dessinant la figure d’une identité qui se donne à chaque fois tout en se retirant. Une bonne chanson d’a-ha est à la fois entraînante et désespérée, expressive et fragile, tendre et obstinée. Les différents éléments y évoluent en autonomie relative les uns par rapport aux autres et par rapport à l’efficacité sans reste d’un ensemble trop homogène. Une bonne chanson d’a-ha, a dit Pål Waaktaar, vous joue des tours. Sa tonalité est mineure quand vous pensez qu’elle est majeure, et vice-versa. Elle a des mélodies qui ne font sens qu’après que vous avez passé un bon moment en leur compagnie. Les plus belles mélodies sont toujours celles qui viennent frotter contre un autre thème ou un accord d’une façon discordante. Quand elle survient, la résolution est d’autant plus appréciable. Cette plasticité autorise une multitude de sensations et d’images et d’échos à venir se stabiliser dans les intervalles entre les notes, dans les intrications de couleurs vocales et instrumentales, dans les recoins sombres et lumineux à la croisée des lignes mélodiques divergentes. Elle met au jour toute une géométrie intérieure dont on ne sait au juste si la musique l’accompagne ou la fait advenir. Un indicible a trouvé une forme pour faire sentir sa présence. La musique s’impose comme la quintessence de quelque chose d’immatériel au cœur du réel. L’écoute répétée maintient vivante la nostalgie de cette part qui échappe. Là où pourrait n’exister que la recherche d’une continuité à laquelle se raccrocher dans un monde en flux, elle est un levier permettant de se laisser atteindre par une énergie qui déborde l’objet sonore. Elle construit un système dans lequel la grâce de la rencontre peut se rejouer sans cesse. Revenir arpenter le même territoire ouvre une porte sur l’inconnu. Le familier est une des formes les mieux cachées de l’altérité. Le travail de la fidélité est aussi une figure de ce manque à l’épreuve duquel se renouvelle le quotidien.

La grâce détisse les fausses oppositions et en redispose les enjeux à un autre niveau. Elle est l’énergie qui transcende les formes dans lesquelles elle s’incarne pour les transformer de l’intérieur. Elle se manifeste où on l’attend le moins. C’est le sujet d’un film d’Ingmar Bergman sorti en 1963, Les Communiants. Le film commence un dimanche matin, pendant le culte, dans l’église de Mittsund. Face à la caméra, le pasteur Tomas Eriksson procède au récit de l’institution de l’eucharistie. Aucune expression ne filtre sur son visage pendant les 11 minutes séparant le culte de son terme. L’assemblée est clairsemée, seuls 5 fidèles rejoignent l’autel au moment de la communion. Dehors le paysage est enneigé. La demi-heure qui suit le culte a lieu dans la sacristie. Tomas Eriksson fait l’expérience de la nuit obscure de l’âme. Jamais remis de la mort de son épouse 4 ans plus tôt, confronté à l’ennui qui mine sa paroisse, affaibli par la grippe, il est incapable de ressentir la présence de Dieu. Le pêcheur Jonas Persson vient lui faire part de sa terreur à l’idée des forces de destruction qui habitent le monde. Le pasteur s’avère incapable de le convaincre de mettre sa confiance en Dieu face aux incertitudes du présent. La conscience de son incapacité à mener à bien son ministère semble lui être plus douloureuse encore que l’incapacité elle-même. Il s’en confie à Märta Lundberg, l’institutrice athée du village, et sa maîtresse depuis 2 ans. Pour elle, Dieu est le nom que l’on donne aux illusions réconfortantes. Elle est venue communier pour se rapprocher de son amant parce qu’il s’agit d’un banquet d’amour. Dieu est amour, l’amour est une preuve de l’existence de Dieu, voilà ce que Tomas Eriksson prêchait du temps où son épouse était encore en vie, et les églises étaient pleines. Märta Lundberg a senti son besoin d’être protégé, symétrique à son propre besoin d’avoir quelqu’un à protéger. Son dévouement ne reçoit que froideur en retour. Incapable de témoigner la moindre affection, le pasteur est refermé sur ses propres doutes et manquements, un espace qu’il n’accorde à personne de venir déranger. Les longs plans fixes sur les visages captent les moindres nuances de l’impossibilité à communiquer. La lumière du soleil qui transparaît à travers les vitres nimbe les personnages d’une beauté qu’ils ne semblent pas percevoir. C’est alors qu’arrive la nouvelle du suicide de Jonas Persson, dont le corps vient d’être retrouvé près de la rivière. L’événement s’intègre sans rupture dans le déroulement de la journée. En route pour l’église de Frostnäs, où il va célébrer son second culte de la journée, le pasteur s’arrête chez Märta Lundberg pour prendre de l’aspirine et du sirop contre la toux, et se rebiffe soudain contre son insistance à l’aider. Toute considération pratique lui paraît basse, l’amour ne saurait être que pur, dépouillé de toute contingence. Il ne supporte plus sa bonne volonté, le moindre de ses traits particuliers le dégoûte. Sur le point de prendre congé, il revient sur ses pas et la prie de l’accompagner. Malgré le mépris qu’il vient de lui témoigner, elle accepte, et le conduit jusqu’à l’église. Dans l’attente du culte, le pasteur accorde au sacristain, après avoir repoussé sa demande à Mittsund, de lui parler quelques minutes. Celui-ci, rendu infirme par un accident de chemin de fer, lui dit que sa lecture récente des évangiles lui a révélé que les souffrances physiques du Christ en croix furent sûrement peu de choses par rapport à la souffrance morale d’avoir eu à subir l’abandon de la part de ses disciples, le reniement de Pierre et surtout le silence de son père. La phrase Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?, résonne dans le cœur vide du pasteur en cette fin d’après-midi d’hiver. Alors que les cloches commencent à sonner pour appeler les fidèles qui ne viendront pas, Märta Lundberg tombe à genoux et se met à prier. Puissions-nous nous sentir suffisamment en sécurité pour oser nous témoigner de l’affection. Puissions-nous avoir une vérité en laquelle croire. Puissions-nous croire. Selon la coutume suédoise, le pasteur n’est pas tenu de célébrer le culte si moins de quatre fidèles sont présents dans l’église. Le pasteur Tomas Eriksson décide malgré tout d’aller de l’avant. Saint, Saint, Saint le Seigneur, Dieu de l’univers, le ciel et la terre sont remplis de Sa gloire, sont les derniers mots du film. Quelque chose a eu lieu, dont la caméra ne peut que montrer le déplacement des coordonnées dans l’espace. Est-ce l’avènement d’une foi nouvelle chez le pasteur ou la mise en scène critique du rite comme geste vide réduit à sa pure virtualité, le film ne le dit pas. Au fond du manque fondamental exposé par les conflits, l’envers des choses est un devenir au sein duquel chacun n’est qu’une partie d’un ensemble qui le dépasse. Nous sommes ce que nous faisons les uns des autres. La vérité n’est pas dans le rite en tant que tel, elle est dans le cœur habité d’amour et d’attention à ce qui nous relie.

Lorsque débute le quatrième et dernier épisode de la mini-série télévisée Michel Strogoff, diffusé pour la première fois le 2 janvier 1976, le héros, qui a eu les yeux brûlés par les Tartares, et Nadia Fédor, perdus dans la toundra, ne doivent leur survie qu’aux baies sauvages dont ils parviennent à se nourrir. Alors que l’espoir semble éteint, ils reçoivent l’aide providentielle d’un nommé Nicolas Pigassof, un trafiquant d’or qui vit seul avec son chien et les prend dans sa voiture pour leur permettre de poursuivre leur route. Durant la traversée de l’Ieniseï, ils sont capturés par les troupes de l’émir de Kokand, arrivées du sud pour ouvrir le passage à la révolte. Nadia refusant de se donner à lui, l’émir organise un jeu au cours duquel Michel est traîné dans la poussière par un cheval lancé au galop. Alors que Nadia est sur le point de lui céder, Pigassof se jette sur l’émir et le blesse à l’épaule, permettant à Nadia et Michel de prendre la fuite dans la confusion qui s’ensuit. Battu à mort, le cadavre lacéré de Pigassof reste accroché à un poteau, son chien fidèle à ses pieds. Une fois éloigné du campement, épuisé et à bout de nerfs, le courrier du tsar s’effondre. Après avoir parcouru 4000 verstes, traversé fleuves et montagnes, bravé les loups, tout sacrifié à sa mission et jusqu’à sa propre mère, il se lamente sur les morts laissés derrière lui pour le succès d’une cause qui ne lui semble plus juste. La Sibérie appartenait aux Tartares, leur révolte est à la mesure de la spoliation subie. On ne sait ce qui pousse Michel à continuer malgré tout, ni ce qui pousse sa compagne d’infortune, fille d’un déporté politique, à l’encourager à poursuivre, depuis qu’elle connaît sa véritable identité. Révéler le secret est le meilleur moyen de le garder intact. Après maintes péripéties, Michel recouvre la vue et mène à bien sa mission, les Tartares sont repoussés, le héros convole en justes noces avec la belle Nadia. Mais qu’est devenu le chien de Pigassof ?

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La Jérusalem nouvelle

Au début de « Franny », la première des deux nouvelles rassemblées par Jerome David Salinger dans son recueil Franny and Zooey, on fait la connaissance, à travers l’attente sur le quai de la gare de son petit ami qu’elle vient rejoindre pour le week-end, de Frances, une étudiante et comédienne de 20 ans dont le diminutif donne son titre à la nouvelle. C’est un samedi de novembre, en 1955. Tout s’annonce bien. Rapidement pourtant, les choses ne vont pas comme elles devraient. Les retrouvailles ne sont pas aussi tendres qu’espéré. La conversation est hachée, pensées, paroles et gestes sont désaccordés, sans que les personnages n’en saisissent la cause. Franny en particulier semble perturbée. Elle se laisse déborder par ses réactions et répète à plusieurs reprises ne pas se reconnaître. Elle se précipite aux toilettes pour y éclater en sanglots et se lève de table une seconde fois et perd connaissance au milieu du restaurant. La cause de cette crise semble être son dégoût du fonctionnement de ce monde. Franny ne supporte plus la mesquinerie de vies repliées sur des intérêts privés, et tous les conflits qui s’ensuivent. Elle languit après une existence plus pleine, tournée vers la lumière. Cette prise de conscience est liée à la lecture d’un petit livre qu’elle transporte partout avec elle et qui l’a bouleversée au point qu’elle songe à abandonner sa carrière théâtrale, qu’elle estime trop attachée à l’ego et son désir de reconnaissance. Ce livre, traduit en français sous le titre Récits d’un pèlerin russe, rapporte la découverte, par un pèlerin dans la Sibérie du milieu du XIXe siècle, de la prière de Jésus, également appelée prière du cœur, pierre angulaire de la spiritualité mystique dans l’Orient chrétien. Cette prière monologique consiste en la répétition ininterrompue d’une formule, dont la version la plus complète est Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. La pratique de la prière de Jésus fut développée par les ascètes dans les déserts égyptiens durant les premiers siècles du christianisme. Ces ermites se retiraient du monde pour fuir la dispersion et faire de l’âme humaine le siège du royaume de Dieu. La voie employée pour cela est celle de la metanoia, terme grec qui signifie le retournement de la saisie du réel. Le cœur a été créé pour désirer Dieu, mais la vie dans le monde entraîne un oubli que l’ascèse vise à réparer, en intensifiant le combat contre les démons et le désir de Dieu. La forme de ce retournement est le repentir, par lequel l’âme, faisant face à ses péchés, se place dans l’attente d’un salut qui lui vient d’en-haut. La prière de Jésus est le moyen d’occuper cette attente. Au bout d’un certain temps, la répétition devient automatique et permet d’atteindre l’état d’hésychia, terme grec qui signifie le silence, le repos, la paix. Cet état est intérieur, il est le signe que l’âme est emplie de la présence de Dieu et se trouve à son tour divinisée. Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu, écrit Irénée de Lyon au IIe siècle. C’est la voie que s’est choisie Franny, chez qui la prière de Jésus est aussi en passe de devenir automatique. Mais la crise qu’elle traverse indique la contradiction entre son idéal et le monde qui l’entoure. Dans la seconde nouvelle, son frère Zooey (pour Zachary), lui aussi comédien et de 5 ans son aîné, tente de nouer le contact avec elle, alors qu’elle est restée prostrée pendant 48 heures sur le canapé de l’appartement familial à New York et refuse de s’alimenter. La seconde nouvelle se passe 2 jours après la première, mais n’a été publiée que 2 ans plus tard. Entre-temps, l’auteur s’est attaché à la création d’une famille de fiction, les Glass, au sein de laquelle se dérouleront toutes ses futures publications, et Franny a été réintégrée à cette famille de sept frères et sœurs dont elle est la plus jeune. Elle n’est plus une étudiante un peu superficielle illuminée par la lecture fortuite d’un livre de spiritualité mystique, sa crise s’inscrit désormais dans le sillage du parcours de ses frères et sœurs, tous passés comme elle par une émission radiophonique qui les a consacrés comme des enfants prodiges, et en particulier de l’aîné, Seymour, qui s’est suicidé après son retour de la guerre et sur le bureau duquel elle a trouvé les Récits d’un pèlerin russe. Franny et Zooey ont été rendus sensibles dès leur plus jeune âge à la médiocrité et au conformisme et habitués à chercher des réponses dans les hauteurs des grandes traditions spirituelles de l’humanité. Cela les place dans une position privilégiée pour réfléchir sur les conflits que peut rencontrer un individu éclairé dans son rapport au monde, et c’est bien à cela que sont dévolues les longues conversations erratiques qui constituent toute la dramaturgie de la nouvelle. Les textes de J.D. Salinger prennent leur temps. Rien de crucial ne semble jamais sur le point de se passer. Ces situations familiales faussement désinvoltes, où l’ironie le dispute sans cesse à la tendresse, permettent pourtant, du fait de leur logique interne, à quelque chose de parvenir à se dire, et avec une délicatesse extrême. Il s’agit moins de la transmission d’un contenu précis que de la dynamique d’une ouverture, la recherche d’une vérité qui dépasse ses propres conséquences pratiques. Une chose et son contraire sont vrais selon la perspective depuis laquelle ils sont envisagés, et la littérature est la forme de leur confrontation. Elle est chez J.D. Salinger dans la mise en place d’une géométrie attentionnelle, où le narrateur ne surplombe pas ses personnages mais dispose calmement l’espace de leur mise en relation, au sein duquel les positions s’affinent et se réajustent en permanence, ménageant des possibilités de déplacement et de transmission. Dans cet espace, la prière de Jésus apparaît comme pouvant faire l’objet d’une mauvaise utilisation, et le désir d’élévation au-dessus des préoccupations de ce monde comme le substitut d’autre chose, l’occupation réussie de cet espace même. Dans l’optique d’une vie tournée vers la lumière, il y a plus de sacré dans le bol de soupe offert par une mère qui s’inquiète de la santé de sa fille que dans la répétition d’une formule visant à se bâtir un refuge hors de la multitude de strates conflictuelles à la croisée desquelles un sujet se forme et prend place dans ce monde. La médiocrité n’est jamais que le reflet de notre propension à juger, ce qu’il faut, c’est se sentir participer d’une destinée commune. Le livre s’achève sur la révélation qu’il n’y a pas plus grande fidélité à la prière de Jésus qu’apprendre à voir en chacun la figure du Christ, dont l’évangéliste rapporte que chaque fois que l’on a nourri, donné à boire, accueilli, vêtu ou visité l’un des plus petits de ses frères, c’est de lui que l’on a pris soin. C’est seulement au sein de cet espace de compassion qu’une exigence, et avant tout envers soi-même, peut prendre forme. L’idée des dernières nouvelles de J.D. Salinger, c’est que lorsqu’on en a reçu le talent, tout donner pour être le meilleur comédien, le meilleur écrivain possible, indépendamment du fait que le public y soit réceptif ou non, est une mission à laquelle on ne peut échapper. Par un mystérieux renversement, un geste accompli en fidélité à un idéal qui le dépasse acquiert la portée d’un véritable acte de foi. Le dehors est le dedans, le proche est le lointain, et cirer ses chaussures avant de passer à la radio devient une offrande pour le salut du monde.

L’idéal spirituel ne peut être atteint que par un geste à la fois totalement engagé et désintéressé. Dans ses deux derniers long-métrages, tournés en exil, Andreï Tarkovski filme l’idée que seul un acte inconséquent, même caché et inconnu de tous, peut faire barrage aux forces du mal qui gouvernent ce monde. Un être porte en soi tout l’univers et chaque geste est relié à l’ensemble par des liens invisibles. Dans Nostalghia, le poète russe Andreï Gortchakov voyage en Italie dans le but d’effectuer des recherches sur un de ses compatriotes du XVIIIe siècle, un compositeur ayant fait sa formation à Bologne avant de retourner en Russie pour y mourir peu de temps après. Il s’opère une sorte d’identification, et le biographe se retrouve frappé par une nostalgie du même ordre que celle exprimée par le musicien dans ses lettres d’Italie. La nostalgie de la terre natale n’est pourtant que le modèle pour représenter une aspiration plus haute encore, la nostalgie d’une plénitude d’existence. Gortchakov se sent étranger à ce qui l’entoure, incapable de nouer le moindre contact réel. Aucun engagement n’est possible dans un monde où l’autre demeure inaccessible, et c’est ce drame de la séparation que la caméra cherche à réparer, en connectant, parfois au sein d’un même plan, les espaces, les temps, les langues et les individus, selon une logique défiant toutes les lois narratives. Dans le village de Bagno Vignoni, Gortchakov fait la rencontre de Domenico, interprété par Erland Josephson, que l’on dit fou parce qu’il s’est barricadé chez lui pendant 7 ans avec toute sa famille dans l’attente de la fin du monde. Mais cela restait un acte égoïste, il ne suffit pas de se sauver soi-même ou sa propre famille, il faut encore sauver le monde entier. Domenico demande à Gortchakov de traverser la piscine thermale une bougie allumée à la main. Cet acte, dit-il avant d’aller s’immoler par le feu sur la place du Capitole, sauvera le monde. Les grandes choses ont une fin, ce sont les petites qui durent, crie-t-il debout sur la statue de Marc Aurèle, sur le point de s’enflammer dans l’indifférence générale. À Bagno Vignoni, Gortchakov descend dans le bassin qui a été vidé pour être nettoyé. Il allume la bougie et commence la traversée. Le vent souffle et la bougie s’éteint. Il retourne au point de départ et recommence une deuxième fois, protégeant la flamme avec son manteau, elle s’éteint à nouveau. Il retourne au point de départ et recommence une troisième fois, avançant encore plus lentement, la flamme tient jusqu’au bout. La caméra le suit avec patience, elle l’accompagne dans ses va-et-vient en un long plan-séquence de 9 minutes, resserrant progressivement le cadrage au fil de l’avancée de Gortchakov vers la gauche de l’écran, jusqu’à ne plus donner à voir que la bougie parvenue à destination. Arrivant au terme de près de 2 heures de film, cette scène est chargée d’une tension extraordinaire, renforcée par la maladie du cœur dont on comprend que Gortchakov est atteint et qui le fait s’effondrer aussitôt arrivé de l’autre côté. Le plan final réconcilie ce qui avait été séparé, Gortchakov est étendu dans l’herbe, son chien à ses pieds, devant sa datcha russe. La caméra s’éloigne, et on découvre que la petite maison est elle-même située à l’intérieur des ruines de l’abbaye italienne de San Galgano. La neige commence à tomber. Dans Le sacrifice, le même Erland Josephson interprète le rôle d’un intellectuel et ancien comédien qui s’est retiré avec sa famille dans une maison isolée sur l’île de Gotland. Le film s’ouvre le jour de son anniversaire, dans les grandes étendues planes de la Baltique, Alexander est au bord de l’eau, il plante un arbre sec et raconte à son jeune fils, rendu momentanément muet par une opération des cordes vocales, un épisode de la vie des pères du désert. On rapporte de l’abbé Pambo qu’il planta un arbre sec et demanda à son disciple Jean Colobos de l’arroser chaque jour jusqu’à ce qu’il produise du fruit. L’eau était si éloignée qu’il fallait une journée entière pour aller la chercher et revenir. Au bout de trois ans, l’arbre reprit vie et produisit du fruit. Alexander y voit la preuve du pouvoir du rituel, mais vit comme dans l’attente de quelque chose qui n’arrive jamais. Il monologue sans arrêt, mais espère que quelqu’un veuille cesser de parler pour faire quelque chose. Il déplore le matérialisme de la société et les mécanismes de domination, de peur et de repli sur soi qui en découlent, il s’extasie sur le mélange d’innocence et de profondeur présenté dans un livre d’icônes, mais reconnaît n’entretenir aucun rapport avec Dieu et éprouve les plus grandes difficultés à communiquer avec ses proches. La caméra enregistre la complexité des dynamiques familiales et amicales en de longs plans à la composition très théâtrale, et nous donne accès aux conflits latents entre les personnages, qui éclatent lorsque l’annonce télévisuelle d’une guerre nucléaire vient les frapper à l’heure du dîner. Le récit prend une tournure apocalyptique, et c’est dans un quasi noir et blanc que l’on voit chacun réagir à sa façon à l’événement. De retour dans sa chambre, Alexander tombe à genoux et, pour la première fois de sa vie, se tourne vers Dieu, lui demandant de les délivrer de cet instant terrible. Cette guerre, dit-il le visage tordu par la peur, est la dernière, une guerre horrible après laquelle il n’y aura plus ni vainqueurs ni vaincus, ni villes ni villages, plus d’eau dans les puits, plus d’oiseaux dans le ciel. Il promet de renoncer à tout ce qu’il a, de quitter sa famille, son fils qu’il aime par-dessus tout, de détruire sa maison, de faire vœu de silence, si tout redevient comme avant. C’est alors qu’un des convives, le facteur Otto, installé dans la région depuis 2 mois, vient le trouver pour lui apprendre que sa domestique Maria est en réalité une sorcière et que s’il va coucher avec elle en souhaitant que tout cela finisse, alors tout finira, et ils seront sauvés. Alexander se rend chez Maria et la supplie de l’aimer et de les sauver tous. Ils lévitent enlacés au-dessus du petit lit. Au réveil, le monde est revenu à l’état d’avant la catastrophe. Les couleurs sont redevenues normales. Rien, semble-t-il, n’a eu lieu. À la faveur du départ en promenade du reste de la maisonnée, Alexander, fidèle à sa promesse, empile des chaises sur la table du salon, les recouvre d’un drap et y met le feu. Faisant face à sa maison en flammes, il est rejoint par ses proches qui accourent vers lui. Muré dans le silence, Alexander ne peut expliquer son geste, et une course-poursuite chorégraphique s’engage dans les flaques d’eau avec les convives qui cherchent à le faire monter dans une ambulance arrivée dans l’intervalle, et dans laquelle il finit par embarquer de son plein gré. La caméra se déplace de droite à gauche, suivant à distance les déplacements maladroits et désordonnés de ses personnages, et au terme des 7 minutes que dure le plan, la maison s’effondre. L’ultime séquence montre le fils d’Alexander, qui ne sait pas ce qui vient de se passer, au bord de l’eau. Il est avec ses deux seaux et arrose l’arbre sec. La caméra remonte le long du tronc. Pour la première fois du film, la lumière du soleil brille directement, derrière à la surface de l’eau.

Depuis une certaine perspective, traverser le bassin d’une piscine une bougie à la main ou mettre le feu à tout ce qu’on possède sont des actions qui peuvent sauver le monde. Cette perspective existe dans une inversion des gestes et des valeurs, un monde obscur où le silence recouvre les paroles qui furent dites. Mark Hollis disait que le plus important dans la musique, ce ne sont pas les notes, mais ce qu’il y a derrière et qu’il nommait l’espace. L’évolution de sa musique est allée dans le sens d’une exploration des différentes façons de le donner à entendre. Au départ, le désir d’espace répondait à des enjeux compositionnels, il visait à ne pas bloquer l’écriture par des grilles et structures prédéfinies mais à développer une écoute entre les notes, de façon à laisser venir des choses inattendues et à offrir à la musique des possibilités de bifurcation et d’affaissement sur elle-même. Si la musique est l’art des rapports entre les sons, leur agencement dans une composition peut être perçu comme dessinant des figures plus ou moins complexes dans un espace qu’il s’agit de laisser le plus accueillant possible. Les chansons s’étirent en longueur et les musiciens impliqués sont de plus en plus nombreux, mais quelque chose de l’ordre d’une éthique de la retenue se fait jour du même coup. Pour que toutes les idées puissent fonctionner ensemble, tout le monde ne peut pas jouer tout le temps. Il s’agit de laisser respirer la musique en générant de l’espace entre les notes pour leur donner plus d’impact. Les rythmes se font plus larges, les parties vocales plus clairsemées, de telle sorte que davantage de couleurs et de nuances puissent s’inscrire entre les mailles de plus en plus lâches du scénario. L’espace devient le négatif du son, il est moins un désir d’expansion qu’une limitation où des actions, mais aussi des retraits, peuvent avoir lieu. Cette approche est favorisée par une méthodologie d’enregistrement originale affinée d’un album à l’autre. Les musiciens sont invités à venir improviser séparément des heures entières dans l’obscurité du studio. N’est gardé de leur performance que ce dont la chanson peut bénéficier, une inflexion mélodique, un agrégat accidentel, parfois une seule et unique note. Le reste est purement et simplement supprimé. Ce processus de construction par soustraction entraîne un resserrement de l’attention sur l’objet sonore, qui détaché de sa séquence d’origine est valorisé dans sa singularité et sa capacité à se mettre en relation avec d’autres. Cette pratique culmine en 1991 sur Laughing Stock, où s’instaure une véritable dramaturgie fondée sur le placement des sons les uns par rapport aux autres. Les structures sont simplifiées, la musique peut rester de pleines minutes sur une cellule rythmique, un accord, une note, pour faire sentir l’écoulement. L’espace est aussi du temps. L’harmonie apparemment statique qui en résulte est en réalité la superposition de motifs qui évoluent à des vitesses et sur des échelles mélodiques concurrentes, introduisant d’incessants contrastes de timbre et d’intensité au sein des lents mouvements circulaires. Le point d’équilibre n’est pas tant la composition, réduite à l’état de lambeaux, que son envers. L’espace devient atmosphère, tout en maintenant une tension constante qui est cette superposition même. En l’absence de centre de gravité, chaque son est un élan vers de nouveaux possibles. La musique se tient en permanence dans la suspension qui précède la note à venir, elle se fait pure ouverture à ce qui arrive. Il n’y a pas jusqu’aux textes qui ne s’accordent à cette attente, faisant refluer le sens comme pour mieux se porter en avant d’eux-mêmes. Ainsi de la piste qui ouvre le disque, « Myrrhman », où la voix, à la limite de l’incompréhensible, articule à peine des mots que l’on pourrait traduire ainsi :

Place ma chaise à la porte du fond

Aide-moi

Je ne peux plus attendre

Amour béni

Qu’il m’a été donné de voir

Cessant pas à pas

La foi un chemin et en second la crainte

Saisi tel un simple d’esprit

Et foule la dépendance à mes pieds

Approche vite il se passe quelque chose ici

La musique tourne autour de quelque chose d’insaisissable sur lequel elle tente d’ouvrir un passage. Au fond du processus de réduction un lyrisme mystérieux s’affirme, que l’album de 1998 s’attache à concentrer davantage. Tous les instruments utilisés sont acoustiques et enregistrés au travers de deux microphones disposés au milieu de la pièce. Tout est joué à faible niveau sonore, la voix de Mark Hollis elle-même n’a jamais été aussi proche du murmure. La musique maintient une surface calme au sein de laquelle le moindre décalage, la moindre nuance, le moindre frottement se donnent à entendre. Il n’existe pas deux sons identiques, chacun est le produit d’un événement unique et d’un trajet déterminé dans l’espace. Au placement cette fois minutieux des notes dans la composition s’ajoute celui des instruments dans la pièce, qui instaure une certaine géographie sonore. À force de laisser de l’espace quelque part pour faire jaillir autre chose, cette autre chose peut être l’espace lui-même dans lequel les sons naissent et leur résonance parvient jusqu’à nous. Les deux dernières minutes de la chanson « A New Jerusalem » qui clôt l’album sont constituées du son de la pièce sans personne à l’intérieur. La musique découvre qu’il existe des choses plus grandes qu’elle, elle ouvre sur un au-delà du son qui est en réalité une écoute. Elle se fait prière sans s’abstraire de la matière.

L’art est ce domaine de l’expérience humaine qui rend sensible qu’il existe plusieurs niveaux d’existence réglés par les dialectiques qui leur sont propres et reliés entre eux par des ponts sur lesquels la circulation est plus ou moins fluide. L’artiste est cet intermédiaire entre un monde invisible qu’il lui a été donné de voir et le reste des mortels à qui il cherche à le rendre communicable. Dans le mouvement de sécularisation des sociétés modernes, les frontières s’estompent entre le spirituel et le temporel, et c’est le Christ qui apparaît comme un poète, et même le poète suprême, autant pour la qualité de son langage que pour la trajectoire de sa vie et le sens qu’il lui a lui-même donnée. Dans une lettre écrite en 1897 depuis sa cellule dans la prison de Reading, Oscar Wilde fait du royaume de Dieu le produit de l’imagination incandescente d’un homme qui s’est voulu yeux pour les aveugles, oreilles pour les sourds, et cri sur les lèvres de ceux dont la langue est enchaînée. Encore aujourd’hui, écrit-il, je trouve presque incroyable qu’un jeune paysan de Galilée se soit imaginé pouvoir porter sur ses épaules le poids de tout l’univers, tout ce qui avait déjà été fait et subi, et tout ce qu’il restait à faire et à subir, les péchés de Néron, de César Borgia, d’Alexandre VI, et de celui qui fut empereur de Rome et prêtre du Soleil, les souffrances de ceux dont les noms sont légion et qui demeurent dans les sépulcres, les nationalités opprimées, les enfants dans les usines, les voleurs, les prisonniers, les hors-la-loi, ceux qui restent muets sous l’oppression et dont seul Dieu entend le silence, et qu’il ne se soit pas contenté de l’imaginer, mais qu’il l’ait bel et bien accompli, en sorte qu’en ce moment même tous ceux qui entrent en contact avec sa personnalité, même s’ils ne s’inclinent pas devant son autel ni ne plient le genou devant son prêtre, rencontrent l’effacement de la laideur de leur faute et la révélation de la beauté de leur douleur. Animés d’une force supérieure, l’artiste et le prophète se rejoignent dans leur aptitude à voir au-delà des apparences pour inventer de nouvelles réalités. Dans une société qui se construit des idoles justifiant toutes les aliénations, ce surcroît d’imagination vise à réengager, en faisant saisir autrement ce qui est en jeu. Le jardin d’Éden, le Déluge et le Jugement dernier sont autant de figures de la lutte sans merci que se mènent le bien et le mal au cœur du monde. Plus les temps sont sombres, plus il s’agit de se faire visionnaire. La vision prophétique est gardienne des choses sacrées, pour William Blake, Dieu est l’autre nom de l’imagination humaine. La Jérusalem nouvelle devient une image inversée de l’absence d’horizon ici-bas. La voix s’élève, au risque de s’emporter parfois dans un lyrisme oublieux de lui-même. Gilbert Keith Chesterton, dans le livre qu’il lui a consacré, écrit de William Blake qu’il vint au monde en mystique au sens très concret où il vint pour enseigner plutôt que pour apprendre. Enfant déjà il débordait d’information occulte. Et toute sa vie, il eut les défauts de qui donne sans avoir le temps de recevoir. Il était sourd de la cataracte de sa propre voix. Il s’ensuit qu’il était dénué de patience alors même qu’il n’était nullement dénué de charité, mais son impatience entraînait toutes les conséquences néfastes du manque de charité. Il en résulte le triste paradoxe que celui qui ne cessait de prêcher le pardon semblait incapable d’accorder le sien, fût-ce incomplètement, pour la plus petite offense subie.

Du fait de son pouvoir de déréalisation, le royaume enflammé de l’imagination présente le risque de détourner de cela même qui est visé. Pour Simone Weil, l’imagination travaille sans cesse à boucher les moindres fissures par où passerait la grâce. La grâce est l’action de Dieu sur terre. Selon la mystique juive, en faisant acte de création, Dieu s’est retiré pour nous laisser être. En se contractant, Il permet l’émergence d’un espace vide dans lequel autre chose peut advenir et s’efface devant sa création. C’est ce même mouvement que l’on retrouve au cœur du christianisme. En revêtant la condition humaine, Dieu renonce à sa puissance au point de mourir sur une croix comme un vulgaire esclave ou bandit, sans que ce sacrifice ne change rien à l’ordre établi. C’est la kénose, terme grec qui signifie l’action de se vider, se dépouiller de soi-même. Dieu est un dieu caché. Son essence est inconnaissable, mais Il reste communicable, quoique d’une façon subtile et qui ne force jamais la liberté humaine, la grâce. À rebours de l’idée du mérite comme vertu individuelle et du salut comme rétribution, la grâce se donne également à chacun, sans condition préalable. Le vocabulaire courant garde une trace de cette origine, lorsqu’il désigne sous ce terme un geste qui ne se surveille pas mais se donne autant qu’il se reçoit. La contrepartie de la grâce de notre côté est l’attention. La grâce n’existe comme telle qu’à la mesure de notre capacité à la percevoir. Pour Simone Weil, l’attention est l’antidote à la force, qu’elle nomme aussi parfois pesanteur, comprise comme le mouvement naturel d’expansion du sujet selon le principe d’inertie à l’œuvre dans la nature. Contrairement à la dynamique d’emportement générée par l’imaginaire, l’attention reste immobile. Elle n’a rien à voir avec la capacité à se concentrer, elle est même l’exact opposé de cet effort de volonté. Elle est attente, disponibilité, absence de projection pour se faire ouverture à l’autre sans se l’approprier. C’est aussi un autre modèle pour penser la créativité. Si le Christ a porté un message si tranchant de nouveauté, ce n’est pas en raison d’une faculté supérieure d’imagination, mais parce qu’il n’attendait rien de lui-même ni pour lui-même, sachant se recevoir tout d’un autre, son père. Étant cette ouverture absolue, il a su voir la pauvreté, la vulnérabilité, et l’amour comme solution au malheur. C’est ainsi qu’il a pu prêcher la nécessité de prendre soin les uns des autres et le don de soi dans ses paraboles. L’attention créatrice, écrit Simone Weil, consiste à faire réellement attention à ce qui n’existe pas. L’humanité n’existe pas dans la chair anonyme inerte au bord de la route. Le Samaritain qui s’arrête et regarde fait pourtant attention à cette humanité absente, et les actes qui suivent témoignent qu’il s’agit d’une attention réelle. Pour Simone Weil, le véritable acte créateur n’est pas d’aller toujours plus loin dans l’inconnu mais de s’ouvrir à ce qui est et que personne ne voit pour le faire exister. L’attention est le nom de cette ouverture. Une attente se mue en compassion, et au fond de cette compassion, quelque chose de plus grand que nous agit et nous met en mouvement. Il s’agit de désoccuper l’espace pour se laisser transformer. L’attention est la clé du royaume. Le vide appelle la grâce.

Cette ouverture de l’espace d’attention est elle-même le produit de l’ouverture de l’âme à la transcendance. Faisant face au mystère de la vie, de la mort, du malheur, l’âme, de même qu’elle s’est déjà émancipée du corps, se dédouble. Ce dédoublement ne s’opère pas à la suite d’un impératif venu d’en haut mais à la manière d’un appel d’air qui ouvre un espace où peut circuler l’esprit. L’âme comprend qu’elle ne se suffit pas et a l’intuition d’un ordre supérieur, elle change de perspective et se met à l’écoute. Alfred Schnittke disait que lorsque vous avez en vous un modèle qui s’est formé de façon irrationnelle, vous devez vous diviser en deux sphères. La première est votre sujet au sens strict, la deuxième ce qui vous est révélé à travers votre sujet et qui est considérablement plus grand que vous. C’est cette plus grande sphère qui a le contrôle, non la sphère limitée du sujet. La totalité d’une vie est une tentative d’être, non pas soi-même, mais un instrument de quelque chose hors de soi-même. Le travail ne consiste aucunement à l’exécution d’instructions techniques, il est plutôt une écoute de quelque chose qui est déjà là. Pour Alfred Schnittke, ces deux sphères entrent sans cesse en conflit et l’écoute est la soumission de la première à la seconde. Elle est nécessairement limitée dans le temps. Il estimait à une heure, une heure et demi sa durée maximale, avant de chuter, et de recommencer. La grâce est l’espace de cette écoute. Dieu est l’ouverture maximale de l’espace. La musique était le moyen privilégié par Alfred Schnittke pour rester fidèle à cette ouverture. Il ne s’agissait pas de rechercher la nouveauté, mais de retranscrire ce qui le traversait de façon à le rendre audible. Si les notes de musique représentent une dégradation de l’idéal dévoilé dans l’écoute, il n’est pas question pour autant de se réfugier dans un monde supérieur pour n’en plus revenir. Le silence est plus pur que le son, mais Alfred Schnittke disait que le Diable est partout et qu’on ne peut se défendre en se retirant dans quelque chose de pur, on l’y trouvera aussi. L’essentiel est de ne pas chercher à fuir dans une sorte d’espace purifié mais de vivre avec le Diable et de s’engager en un constant combat avec lui. Plus l’écoute intérieure allait en s’affinant, plus elle s’étendait aux différentes traditions musicales avec lesquelles elle se découvrait forcée de composer en ce monde. Les pièces d’Alfred Schnittke télescopent des formes et figures inconciliables et les étirent les unes contre les autres à la recherche d’un promontoire de calme au cœur de la bataille. Le point de rupture est le point d’équilibre. La paix est contenue en germe dans les conflits, elle se fonde sur leur dynamique pour suspendre le temps et ouvrir une brèche sur une autre dimension jamais accessible totalement. La musique est un royaume d’ombres où le sublime côtoie toujours le grotesque. Elle induit la nostalgie d’un idéal qu’elle ne saurait atteindre, forcée qu’elle est de se compromettre avec la matière, le monde, l’histoire. En lui demandant d’accepter de se faire pécheresse, Alfred Schnittke rendait sa musique perméable à la grâce. Le Christ, venu non pour les justes mais les pêcheurs, avait une fois pour toutes réglé la question de la pureté. Le bon grain ne pousse que de s’être mêlé à l’ivraie. La conscience de sa propre insuffisance est préférable au besoin de pureté par ses propres forces qui correspond, sur le plan spirituel, à la quête du surhomme. Dieu est parfois le nom d’une fuite hors du monde ou une idolâtrie. De même que l’espace musical ne devient sensible que par les sons qui l’habitent et auxquels il donne une résonance, c’est par les failles de ce monde que s’immisce la grâce. En revêtant en Christ la condition humaine, Dieu place l’absolu dans le relatif, l’amour divin dans l’amour du prochain, l’infini au cœur des limites, qui concentrent l’attention pour mieux la déplier ensuite. C’est dans ce changement d’échelle que la perfection divine s’accommode de l’imperfection humaine. Il n’y a pas un unique trajet hors de la matière mais autant que d’ouvertures à ce qui nous entoure. La grâce est de tout accueillir comme un don. C’est par elle que l’espace et le temps basculent dans cette autre dimension qui confine au miracle. Le royaume est accompli en ce monde. L’éternité est au cœur du présent.

L’attention est un engagement dans le monde. Elle est ce renversement de la perspective par lequel un sujet se déprend pour mieux se faire présent, cette transparence que recherchait George Oppen, pour qui l’écriture du poème consistait à ne pas faire de bruit, à maintenir l’attention tournée vers l’extérieur, vers le silence. Il y a, au fond de ce silence, un grand calme qui n’est pas une fuite, le calme est dans la position de retrait impliquée par l’écoute. Il émerge au cœur des masses les plus bruyantes et dans les tunnels de l’histoire, il n’est pas l’absence de son mais le silence du sens. Un obstacle n’y est pas enfermement mais possibilité de nouveaux parcours de circulation et d’écoute au-delà des commodités et des oppositions. Cet espace de calme est un espace d’accueil. L’écoute qui l’habite est à l’opposé de la croyance, elle est ouverture sur ce qui nous dépasse. Chaque chose est unique et ouvre sur plus qu’elle-même, la Jérusalem nouvelle est la somme des retraits par lesquels un monde se soustrait à lui-même pour laisser les choses trouver leur place et former ensemble des accords dans l’espace. Les gestes qui l’établissent se détachent sur fond de cette attention par laquelle se révèle le sacré qu’a toute chose en partage. Dieu est l’espace en soi de ce retrait, et cette part de l’autre à laquelle on ne peut rien imposer, pas même sa propre écoute. L’ouverture à ce mystère est le lieu de la grâce. Un espace s’est ouvert où quelque chose, quelqu’un, devient possible.