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Le lyrisme inassignable de Mieczysław Weinberg

La redécouverte récente de l’œuvre du compositeur Mieczysław Weinberg (1919-1996), né en Pologne mais établi à Moscou pendant la majeure partie de sa vie, a conduit à une réévaluation salutaire de la contribution des compositeurs de l’ex-URSS à une histoire de la musique qui ne se laisse pas réduire à un schéma téléologique. En explorant la pertinence d’une musique tonale structurée, envers et contre tout, autour de la mélodie, la musique de Mieczysław Weinberg participe d’une approche de la composition qui, en marge des avant-gardes, s’est constituée dans la solitude, face à elle-même – même si de telles œuvres, par-delà leur isolement, peuvent impliquer des points de contact circonstanciels entre elles.

La musique tardive de Mieczysław Weinberg, qui comporte les dernières symphonies et les symphonies de chambre, offre un terrain privilégié pour la rencontre avec cette œuvre, dans son irréductible singularité. Le style tardif, tel qu’on peut le trouver, à chaque fois différent, chez des compositeurs aussi divers qu’Igor Stravinsky, Benjamin Britten ou Alfred Schnittke, est un style réduit à ses composants essentiels, qui suit les lignes de son propre développement avec une liberté totale à l’égard des attentes, sans plus aucun souci de plaire ou de convaincre. Une telle écriture se situe moins du côté du dispositif que de celui du geste ; elle cherche moins à se faire entendre qu’à s’ouvrir sur ce qui, en elle, déborde sa propre entente. Le cri, s’il doit être poussé, épouse alors la courbe de sa nécessité interne et creuse plutôt qu’il ne s’étend une profondeur au sein de soi ; il surgit en réponse à une béance dont on comprend seulement qu’il est toujours déjà trop tard pour prétendre à la combler. On découvre que tout notre savoir n’était que le faible écho d’un appel venu d’au-delà de notre effort, qu’on ne pourra jamais totalement saisir mais qui vient s’inscrire dans la matière et le temps et se révèle au terme de notre idiome dépouillé des apprêts de la communication. La musique qui surgit du miroir brisé à travers lequel se fait l’expérience de son impossible maîtrise acquiert une grande densité de présence, par laquelle on peut se laisser rejoindre, en-deçà de tout jugement au nom d’une réussite artistique relevant de critères objectifs. Qu’une telle absence d’inscription dans un système de référence puisse se rendre communicable malgré tout – on touche là à la grâce de la rencontre, que l’on risque toujours de dénaturer en prétendant en parler.

Il est pourtant crucial de tenter de saisir quelque chose de ce qui se joue dans la musique tardive de Mieczysław Weinberg. L’un de ses aspects sans doute les plus déterminants est sa propension, proche en cela de celle de son ami Chostakovitch, à l’auto-citation. Les œuvres ultimes tournent autour de compositions vieilles pour certaines de 45 ans au moment de leur réintégration à ce nouveau contexte. La répétition crée un écart au cœur de l’expression musicale, et, sans que cela soit perceptible à l’oreille, la matière sonore nous parvient à travers cet écart qu’est le passage du temps, à la façon d’une image qui intègre le regard qui l’observe à cela même qu’elle reproduit. Dédoublé, le lyrisme ne procède plus directement de l’émotion de son surgissement, mais opère désormais depuis l’intérieur de la langue musicale elle-même, aux prises avec l’histoire et le monde dans lequel elle s’inscrit.

Cela chante depuis l’impossibilité d’un chant purement individuel, depuis la totalité de la musique prise comme un ensemble mis à disposition. Cela chante depuis les tréfonds de l’histoire, depuis la négation du droit de l’individu à l’existence. L’histoire personnelle de Mieczysław Weinberg l’a fait traverser certains des événements les plus tragiques du XXe siècle sur le plan collectif (sa dernière symphonie achevée, la n°21, sous-titrée Kaddish, et dédiée aux victimes du ghetto de Varsovie, se situe explicitement dans un rapport de référence à ce temps vécu), et sa musique recroise des éléments de langage, des phrasés et accents localisés (telles que les références fréquentes au répertoire klezmer), tout en les opacifiant de telle sorte qu’ils ne coïncident jamais complètement avec ce qu’ils devraient être.

L’écriture progresse à travers de nombreuses solutions de continuité, superpose des strates irréconciliables, se dirige vers l’absence de toute cadence conclusive. C’est de la musique tonale, mais qui reste suspendue dans l’indétermination et refuse de se clore sur elle-même. Cela chante depuis l’impossible coïncidence, mais cela chante malgré tout, à travers cela même qui nie la possibilité d’un chant individuel, et devient, par le biais d’une opacité réintégrée au sein du système compositionnel qui prétend la circonscrire, un chant surgi de l’intérieur du réel, une lueur qui brille au cœur de sa propre incapacité à éclairer pleinement.

La musique tardive de Mieczysław Weinberg s’efforce d’ouvrir une porte dans la nuit, de façon à maintenir quelque chose en vie, par-delà l’horreur et la mort. Ce qu’est ce quelque chose n’est pas clair, car il ne peut exister qu’en-deçà de toute prétention à la formulation. Il s’agit de rester fidèle, à travers le travail de composition, à un événement inaugural, que le compositeur n’identifie pas en tant que tel, mais articule à l’opacité première qui l’enserre et le nourrit tout à la fois. C’est quelque chose de l’ordre de l’effroi ou de la grâce, quelque chose de si fragile en tout cas qu’une pleine lumière le briserait. Le maintenir en vie signifie le maintenir dans sa fragilité, et elle naît de l’équilibre, toujours à la lisière du sens, que Mieczysław Weinberg parvient à mettre en place, par ses procédures de composition. Sa musique prend naissance dans l’irréductible obscurité du monde, et y puise l’énergie du surgissement, dont la beauté ténue fait signe vers l’appel d’un au-delà de nous-mêmes, qui nous porte, malgré tout, à vivre.