Catégories
Regards

Le cliché, ou l’art du double bluff

till other voices wake

us or we drown

– George Oppen

L’année 2021 commence fort pour les fans d’a-ha. Le soir du 2 janvier, un samedi, est diffusé à la télévision britannique le deuxième épisode de la deuxième saison de l’émission The Masked Singer et on croit reconnaître Morten Harket derrière le personnage de Viking. La similitude est troublante et affirmée de semaine en semaine au fil des performances. Le principe de l’émission est simple. 12 célébrités s’affrontent en interprétant tour à tour des chansons à succès. Elles sont affublées de costumes tous plus imaginatifs les uns que les autres, de façon à les singulariser fortement tout en les recouvrant de telle sorte qu’aucun signe physique n’aide à les reconnaître. En marge des prestations, des indices sont égrainés, suffisamment codés pour n’être pas aisément identifiables et maintenir vivace le travail d’élucidation. Un public est présent dans la salle et vote en faveur des participants qu’il souhaite voir continuer l’aventure, ainsi qu’un jury dont le rôle est de deviner l’identité des célébrités derrière les masques. Les plusieurs dizaines de commentaires sous les vidéos Youtube des performances de Viking sont quasiment unanimes, la voix de Morten Harket est inimitable, seuls les membres du jury semblent l’ignorer et enchaînent les suppositions les plus invraisemblables. Au cours de sa troisième apparition, Viking chante « Take on me » dans la version acoustique interprétée en 2017 par a-ha lors de son MTV Unplugged. L’identité de la voix est incontournable mais les juges continuent de proposer des noms aussi éloignés de la vérité que possible. Leurs propos en disent sûrement davantage sur la logique du dispositif télévisuel que sur leur expérience directe de la voix sous le masque, mais certains internautes, persuadés jusque là que Viking était bien Morten Harket, changent d’avis. Il n’est pas possible de chanter sa propre chanson dans une telle émission, ce n’est donc pas Morten Harket. D’autres y voient un cas typique de double bluff, prétendre mentir tout en disant la vérité. Le dispositif télévisuel, en encourageant un mouvement de dévoilement de ce qui est caché, fait écran à cela même qu’il donne à voir. Dire vrai est parfois le meilleur moyen de brouiller les pistes. Ou, pour le dire avec Groucho Marx : il ressemble peut-être à un idiot, il parle peut-être comme un idiot, mais ne vous y trompez pas, c’est vraiment un idiot. « Take on me » est l’image sonore à travers laquelle une époque s’identifie à ce qui la dépasse. Son ancrage dans le commun de son temps confine à l’intemporalité, la vidéo de Steve Barron, qui a dépassé le milliard de vues sur Youtube en février 2020, un peu plus de dix ans après sa mise en ligne, a formalisé visuellement avec une efficacité nouvelle la rencontre entre deux mondes à la base de toute rencontre amoureuse véritable. Elle est ce moment décisif auquel a-ha en est venu à être identifié et se retrouve régulièrement citée dans des produits culturels, sous une forme ou une autre, pour elle-même ou ce à quoi elle renvoie. En 2016, elle est apparue, dans son arrangement original, dans La La Land, le film de Damien Chazelle. Elle est alors une épreuve pour le personnage de Sebastian Wilder, forcé d’en jouer la partie de synthé au sein du groupe de reprises qui s’occupe de l’ambiance sonore dans une pool party à Los Angeles, quand tout ce qu’il désire c’est jouer du jazz et ouvrir un club pour faire vivre cette musique dont la pureté agonise. Après une première rencontre avortée, il noue contact lors de la fête avec Mia Dolan, une jeune femme qui cherche à devenir actrice, mais dont toutes les participations à des castings se sont jusque-là soldées par des échecs. Évidemment, et bien que le film fasse mine de subvertir les mécanismes de la naissance de l’amour au cinéma, Mia et Sebastian tombent amoureux l’un de l’autre et leur couple occupe une place centrale dans leur vie et influe sur leurs choix respectifs. Prendre à rebours un cliché est parfois le meilleur moyen de le reconduire. La La Land est un film construit sur des situations stéréotypées vécues par des personnages qui fonctionnent comme des positions dans un jeu narratif plutôt que comme des individus singuliers. Cela tient au parti pris du film, une comédie musicale en forme d’hommage aux classiques du genre tels que Singin’ in the Rain, West Side Story et Les Parapluies de Cherbourg. L’action progresse davantage au rythme des scènes de chant et de danse qu’à travers les dialogues, qui ressemblent plus à des répliques-types qu’à de réelles mises en situation. La fin du film en est aussi le point nodal. C’est 5 ans plus tard, Mia et Sebastian se sont mutuellement aidés à réaliser leur rêve, c’est ce qui les a éloignés l’un de l’autre. Mia est désormais une actrice célèbre, elle est mariée et a un enfant, elle se rend en ville avec son mari pour dîner. De façon fortuite, ils entrent dans le club de jazz de Sebastian qui vient d’ouvrir. Les regards se croisent, et tandis qu’il interprète au piano le morceau qu’il avait joué lors de leur première rencontre, l’histoire redéfile sous la forme de vignettes hautes en couleur, mais cette fois certains choix sont différents, Mia et Sebastian restent ensemble et se marient et ont un enfant, et c’est ensemble qu’ils finissent par se rendre au club de jazz où c’est un autre qui est assis au piano. Mais le morceau se termine et la réalité reprend ses droits, Mia quitte le club avec son mari et, comme prise d’un regret, se retourne au moment de sortir. En un champ-contrechamp tamisé, on assiste à la forme cinématographique peut-être la plus convenue de l’expression d’un moment d’empathie véritable, un échange tenu de regards qui débouche sur un sourire partagé et nous inclut dans une douce mélancolie renforcée par le contraste avec le carton de fin triomphant qui suit immédiatement après. Un cliché fait écran à la complexité de la situation, à chaque fois singulière, qu’il cherche à représenter. Il est la mise à disposition d’une vérité trop lointaine pour être encore vivante, mais il peut en même temps faire naître l’émotion, il endort ou il éveille dans un monde qui cherche à désamorcer la puissance de l’affect en se le rendant manipulable. Même un objet manufacturé en vue d’emporter l’adhésion peut être le lieu d’une rencontre authentique. Voir les ressorts n’empêche pas d’être touché par l’émotion, au contraire il y a peut-être une émotion spécifique dans le fait de percevoir l’objet à travers sa propre facticité. Qu’il donne l’impression de renvoyer à un fond d’expérience vécue ou s’apparente à une forme vide de contenu, le cliché attire en tout cas l’attention sur le fait que la vérité est toujours au-delà de sa formulation, dans un monde où rien n’est pur et tout est toujours mêlé de motivations diverses. Une vérité s’exprime par son échec à se formuler de façon définitive. Un cliché est une vérité dépouillée de sa tension interne, il n’est faux que depuis une perspective qui refuse d’entendre ce dont il est porteur au-delà des raccourcis et des assignations. L’efficacité prônée par la forme aisément digérable implique un effort supplémentaire pour se mettre à faire sens. L’immédiateté est ce qui requiert le plus de temps. C’est une des façons de lire Peer Gynt, le poème dramatique de Henrik Ibsen. Le personnage est un jeune homme de 20 ans qui préfère se raconter des histoires toutes plus extravagantes les unes que les autres plutôt que de vivre sa vie. Lorsque tout commence, il revient d’une de ses échappées dans les montagnes, et découvre qu’Ingrid, qu’il ne laissait pas indifférente jadis, s’est fiancée dans l’intervalle avec un gars du village. Décidé à perturber le bon déroulement des noces, Peer Gynt se rend à la ferme de Hæggstad, mais tombe amoureux, selon un schéma dont on devine qu’il est coutumier, d’une jeune fille récemment arrivée dans la région, Solveig. Elle le repousse, et par dépit Peer Gynt enlève la mariée, qui n’attendait que cela, et s’enfuit avec elle dans les montagnes. Une fois dégrisé, il la renvoie sans ménagement, préférant rester seul avec le souvenir de Solveig. La fiction bascule alors dans une autre dimension. Devenu proscrit suite à son acte, Peer Gynt erre et multiplie les rencontres. Il tombe à nouveau amoureux et séduit une énigmatique femme en vert qui s’avère être la fille du roi des trolls. Prisonnier de la montagne, il est contraint de renoncer à son humanité et d’embrasser une identité de troll. La différence, lui dit le roi des trolls, peut être formulée ainsi : le but d’une vie humaine consiste à être soi-même, celui d’une vie de troll à se suffire à soi-même. Peer Gynt n’y est pas opposé, mais au moment de se faire éborgner, afin de corriger l’image faussement hideuse que ses yeux humains lui renvoient des trolls, il change d’avis et, décidé à ne rien commettre d’irréversible, parvient à s’enfuir avec l’aide de Solveig, qui a sonné les cloches de l’église au loin. Sur le chemin du retour, Peer Gynt se heurte dans l’obscurité de la nuit à une créature sans forme qui lui barre le passage. Il s’agit du Bøyg, le Courbe, qui l’enjoint à faire un détour avant de retourner là d’où il vient. Malgré sa volonté d’en découdre, Peer Gynt ne peut rien contre lui, le Courbe, comme il le lui apprend lui-même, ne vainc pas par la force mais par la patience. Sauvé une nouvelle fois par les cloches, Peer Gynt, de retour dans la montagne, construit une cabane dans la forêt et Solveig le rejoint bientôt. Elle a tout abandonné pour venir vivre avec lui. Mais le passé, sous la forme de la fille du roi des trolls, vient réclamer son dû et Peer Gynt, dont on ne sait si c’est par remords ou par crainte d’un engagement sans retour en arrière ni possibilité de sortie, se rappelle l’injonction du Courbe et prend la fuite. Après avoir allégé les souffrances de sa mère sur son lit de mort en endossant le rôle du cocher la conduisant aux portes du paradis, il s’en va courir le monde, non sans avoir fait promettre à Solveig de ne pas l’oublier. On le retrouve, au début du quatrième acte, devenu un capitaliste accompli, perdant et regagnant des fortunes au gré de circonstances qui s’enchaînent à un rythme frénétique. Tour à tour marchand d’idoles et d’esclaves en Orient, chasseur de fourrures dans la baie de Hudson, prophète dans une tribu nomade du Sahara, il suit son propre mouvement qui est inarrêtable. Son retour au pays occupe l’intégralité du cinquième et dernier acte. 50 ans se sont écoulés depuis le début de la pièce. Peer Gynt est ruiné, mais cela n’a en rien entamé son énergie dévorante et il est prêt à tenter une nouvelle fois sa chance. Mais son temps est passé et la mort se présente à lui, sous la forme d’un fondeur de boutons qui vient lui réclamer son âme pour la refondre avec celles des gens qui comme lui, sans autre attache avec la réalité que la recherche des moyens de satisfaire leurs désirs les plus immédiats, n’ont pas eu le courage de devenir vraiment eux-mêmes. Afin que rien ne se perde, la matière première dont est faite leur âme est recyclée pour servir à nouveau par la suite. Peer Gynt obtient un sursis, le temps de trouver un témoin prêt à fournir la preuve qu’il a vraiment été lui-même jusqu’au bout, quitte à mériter pour cela de finir en enfer. Il rencontre en chemin le roi des trolls, qui lui affirme qu’en partant courir le monde il a été plus troll qu’humain, puis le Diable en personne, pour qui ses fautes, étant le fruit d’une indifférence au monde et non d’une méchanceté avérée, n’ont été que de menus péchés. Sa viea été médiocre, les différents aspects de sa personnalité se détachent telles les pelures d’un oignon sous lesquelles ne se trouve aucun noyau. Sur le point de baisser les bras et de s’abandonner au néant qui l’attend, Peer Gynt lève les yeux. Une lumière brille dans une cabane dans la forêt. C’est Solveig, elle l’a attendu. Cette fois, Peer Gynt ne suit pas l’injonction du Courbe, il se dirige droit vers elle et se jette à ses pieds et la supplie d’établir une reconnaissance de la désertion dont il s’est rendu coupable envers elle. Mais Solveig, dans sa bonté, lui déclare qu’il a fait de sa vie un chant ravissant. Elle est presque aveugle, elle lui ouvre ses bras et l’invite à dormir et rêver, elle veillera sur lui. Jusque dans cette scène finale, la trajectoire de Peer Gynt en fait un personnage insaisissable. Il est la représentation d’un monde dans lequel tout change d’apparence selon le point de vue depuis lequel on l’observe. Il peut être vu comme l’archétype de l’individualiste, qui va toujours plus loin à la poursuite de lui-même mais s’échappe ce faisant de la réalité au point de se la rendre totalement à disposition, là où Solveig représenterait l’amour pur et désintéressé, qui rédime et fait exister l’autre dans sa singularité. 5 actes ont été nécessaires à Peer Gynt pour comprendre que sa vie n’a été qu’une longue fuite en avant dont il ne découvre qu’à la fin l’inanité. Tout était là dès le début, le mouvement formalisé par le Courbe l’a conduit à se perdre, mais on ne saurait jurer pour autant que cela a été en vain. Découvrir la place qui était la sienne seulement au terme du parcours lui en a offert une compréhension affranchie du cycle des reproductions mécaniques. C’est parce qu’il s’est toujours dérobé à l’essentiel, qu’il s’est jeté à corps perdu dans une diversité qui s’est avérée trompeuse, que Peer Gynt peut expérimenter en temps voulu son erreur et le manque. Un long parcours est parfois nécessaire pour trouver la porte par laquelle venir habiter ce qui était là au commencement. L’expérience doit recouvrer son obscurité première afin de se laisser éclairer par la clarté de l’évidence. C’est seulement ainsi que l’on découvre que la vérité existe et qu’elle n’est même pas forcément opposée à nos propres motivations, elle n’est jamais donnée d’avance mais se situe au bout du chemin et intègre le détour à sa propre construction. Elle ne se laisse enfermer au sein d’aucune des formes qui prétendent la contenir et, en même temps, elle n’existe pas en-dehors de la réalité, elle naît de l’activité de confrontation avec la matière de ce monde et de ses failles, elle est la dynamique et non le point d’arrivée, la forme de la quête et non les réponses concrètes qui se matérialisent sur le chemin. Un cliché est la forme que prend une vérité qui n’est pas restée en mouvement. Il est une réponse qui a pris la place de la question, mais dont la formulation peut être le meilleur écrin pour ce qui se cache derrière. Il nous enjoint à aller plus loin dans la texture de ce que l’on découvre sur le chemin, à nous mettre à l’écoute du détail qui différencie. Il nous apprend à nous tenir du côté de la réalité, de ce que nous avons irrémédiablement en partage. Il nous conduit à réentendre ce qu’il y a de singulier en toute chose, autant que leur effort pour se mettre en relation. Des ossements ont aussi un jour crié famine.