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L’Arbre de vie

Le cinquième long-métrage de Terrence Malick, The Tree of Life, s’ouvre sur une suite d’images discontinues reliées par une narration en voix off au son du Funeral Canticle de John Tavener. Le chœur chante les mots de l’office des morts dans l’église orthodoxe. Quel plaisir de cette vie demeure sans chagrin ? Quelle gloire sur terre ne connaît de revers ? Tout s’évanouit, comme l’ombre et comme un songe trompeur, d’un coup la mort emporte tout. Sur ces mots se succèdent des instantanés de deux époques distinctes. Quelques plans d’une petite fille dans une ferme, à l’âge de son éveil à la réalité insondable dans laquelle elle vit, laissent place à des images de joies simples et partagées au sein d’une fratrie de trois garçons dans une ville du Texas des années 1950. La petite fille a grandi, est devenue mère à son tour, et on l’entend se remémorer. Les religieuses nous ont appris qu’il y a deux voies dans la vie, la voie de la nature, et la voie de la grâce. À chacun de choisir la sienne. La grâce ne recherche pas son profit. Elle accepte d’être rabaissée, oubliée, rejetée. Elle accepte les insultes et les coups. La nature recherche seulement son profit, fait en sorte que les autres lui obéissent. Elle aime dominer, que les choses se passent comme elle l’entend. Elle trouve des raisons d’être malheureuse quand le monde resplendit tout autour d’elle et l’amour sourit à travers toute chose. Elles nous ont appris que les choses ne peuvent mal se finir pour qui suit la voie de la grâce. Je te serai fidèle, quoi qu’il arrive, ajoute-t-elle, après que la caméra s’est attardée sur l’enfant dont l’annonce de la mort, initiant une troisième époque, lui parvient à la fin de la séquence, alors que le chœur se fond graduellement dans le silence. On apprendra plus tard qu’il s’agissait du cadet et qu’il est mort à 19 ans. Cet événement bouleversant, dont on ne saura jamais les causes ni les circonstances exactes, génère un champ de force à partir duquel s’organise le flux d’images et de voix sans corrélation explicite qui fonde l’esthétique discontinue du cinéma de Terrence Malick. Des années plus tard, devenu un architecte reconnu, l’aîné, Jack, paraît désorienté, déconnecté de ses proches et éloigné de ses parents. On le voit à plusieurs reprises errer dans le désert, aux prises avec des images de son enfance dont il ne parvient pas à s’extraire. Il n’y a pas de jardin d’Éden. Simone Weil donnait à la voie de la nature le nom de pesanteur. L’affirmation de soi au détriment de l’autre est notre pente naturelle, la vie tend par tous les moyens à persévérer dans son être. La voie de la nature est un effet de perspective qui répartit le monde entre alliés et opposants. Il n’y a qu’un choix à faire, écrit Simone Weil, ou il faut apercevoir à l’œuvre dans l’univers, à côté de la force, un principe autre qu’elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse unique et souveraine des relations humaines aussi. Cet autre principe, elle lui donnait le nom de grâce. La grâce opère la sortie de soi par l’ouverture à l’autre. Elle seule permet de briser le cercle de la violence et des compensations. Simone Weil faisait sienne une image récurrente dans les Upanishad, les livres sacrés de l’hindouisme. Deux oiseaux sont posés sur le même arbre. L’un mange, l’autre le regarde.Le grand drame de l’existence, pensait Simone Weil, c’est de devoir se nourrir pour subsister. Là où la nature s’approprie ce qui lui sert dans sa lutte pour la survie, la grâce est de ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose. Il s’agit d’opérer un retrait, et d’abord en soi-même, pour laisser l’autre exister. Il s’agit d’accepter la faim, et jusqu’à en mourir. Son enfance a conduit Jack à se sentir enfermé dans l’opposition entre la voie de la grâce, incarnée par sa mère, et la voie de la nature, empruntée par son père autoritaire, qui prône la loi du plus fort et cherche à endurcir ses fils là où leur mère leur enseigne la patience et le pardon. Sensible et impliqué, Jack semble marqué par un grand besoin d’affection. On le voit à 12 ans reproduire malgré lui un schéma de domination sur ses deux frères plus jeunes qu’il entraîne dans des jeux lui permettant de marquer son ascendant afin d’attirer l’attention. Extrêmement mobile, la caméra enregistre l’écoulement du temps, les joies et les peines, les prises de pouvoir subies et infligées, les regrets et les réconciliations, toute l’énergie de la vie et sa circulation au sein d’une structure relationnelle déterminée par l’inertie qui lui est propre. Jack se sent débordé de l’intérieur par des forces qui le poussent à détruire la beauté qui l’entoure. Je n’arrive pas à faire ce que je veux, observe-t-il en voix off, je fais ce que je déteste. Jack fait l’expérience de l’acrasie, l’impossibilité à faire coïncider ses actes avec l’idée que l’on se fait du bien. La voie de la grâce n’aboutit à rien dans un monde où il faut se battre pour réussir. Elle est perçue comme une marque de faiblesse, ou comme un luxe que seuls peuvent se permettre ceux qui ont tout obtenu. Mais la voie de la nature apparaît tout autant comme une impasse. Malgré son application à la tâche, le père finit par perdre son travail etla famille est contrainte de déménager et laisser le lieu de la première enfance des garçons derrière elle. Dans un monde gouverné par la force, on finit toujours par trouver plus fort que soi. La nature est indifférente à l’individu, le sort frappe sans distinction les bons et les mauvais. Aucune des deux voies ne protège de la souffrance de la perte, la vertu ni la rigueur ne sont payées de retour. Il n’existe pas d’ordre supérieur pour garantir la sécurité, ni même la sûreté de la croyance, ici-bas. Le film s’ouvre sur lui-même. Des filaments de couleurs émergent progressivement du néant, représentant l’avènement de la lumière dans un univers en expansion. Des images de galaxies et de nébuleuses se succèdent lentement à l’écran. Une étoile apparaît puis, sous l’effet de la force de gravitation, une planète se forme. Travaillée par une intense activité volcanique, sa surface n’est à ses débuts constituée que de roche en fusion. Au fil du temps, l’eau fait son apparition et, avec elle, toute la mécanique de la vie cellulaire. Le calme fait suite à la fureur, l’activité moléculaire s’oriente vers la formation des bactéries. L’infiniment grand se reflète dans l’infiniment petit. De nouveaux processus s’initient, entraînant des modifications du milieu qui engendrent à leur tour une ramification de la vie en structures de plus en plus complexes. L’équilibre se maintient par démultiplication. En une véritable profusion de formes et de couleurs, la vie remonte à la surface de l’eau et va s’installer dans les lichens sur les rochers, dans la terre, dans les forêts de conifères. De nouvelles relations s’inventent, qui commencent à nous être familières. Un jeune parasaurolophus est étendu au bord d’une rivière, un dromiceiomimus accourt et le maintient au sol pour l’empêcher de fuir. Le cours naturel du temps se suspend. Le prédateur épargne sa proie blessée, et va chasser ailleurs. En montrant un geste perpétré hors de toute nécessité, Terrence Malick fait voir la grâce déjà à l’œuvre dans la nature. L’échelle s’élargit et on assiste à la rencontre, cadrée de très loin, d’un astéroïde avec la terre, provoquant des bouleversements en chaîne. D’immenses vagues se soulèvent, le ciel s’obscurcit, le froid s’installe durablement. Toujours la vie succède à la mort et adapte ses formes aux besoins du moment, réorganisant ses structures de façon à pouvoir déboucher sur la rencontre des parents de Jack, l’enfance des garçons, la mort du frère, l’errance à l’âge adulte. Dans le désert, Jack franchit le cadre d’une porte, et tout se précipite. Guidé par la version enfant de lui-même, il parvient sur une plage hors du temps où les différents âges de la vie peuvent se réconcilier. Les morts se relèvent, la famille est à nouveau réunie. À l’exception de Jack tous marchent sur le sable avec leur apparence du temps de sa jeunesse. Des étreintes se nouent et se dénouent. Dépouillée de la logique des comptes à rendre et à régler, l’affection peut se montrer à visage découvert. Des mains ouvertes reçoivent et donnent, acceptent de laisser partir les êtres aimés vers leur propre destin, sans les retenir pour soi. À la faveur de la superposition des temps sur le rivage un renversement du regard peut enfin s’opérer. La vérité, c’étaient ces moments fugaces que la caméra empathique de Terrence Malick a su capter dans le flux improvisé des paroles et des gestes et la beauté mystérieuse qui en résulte dès lors que la conscience y reconstruit une direction tournée vers la lumière. La poétique du montage découvre l’émotion cachée au cœur de chaque instant qui n’attendait que sa mise en réseau pour se réaliser pleinement. La grâce vise moins à s’opposer à la nature qu’à y inscrire en creux la dynamique d’une rédemption. La structure d’un cœur humain est une réalité parmi les réalités de cet univers, au même titre que la trajectoire d’un astre.La vie se nourrit de la mort, la nature de la grâce, l’attachement de la distance, l’unité de la diversité.

Dans un monde où tout est tellement enchevêtré, on ne saurait inférer aucune identité stable.Les couples d’opposés sont réversibles, ce qui est vrai sur un plan est contredit sur un autre. Comment faire sens de ce qui anime les êtres dès lors que toute action traverse une multitude de strates dont la disparité est l’horizon ici-bas. La complexité des forces contradictoires qui en résultent rend illusoire toute prétention de maîtrise. Le pouvoir de l’esprit ne protège pas des influences obscures, au contraire, en prétendant les identifier, il les attise et leur offre un répertoire de figures pour mieux se cacher. Le bien est le parfait aiguillon du mal. Les démons ont leur attention fixée sur l’idéal. Dans Les Racines du ciel, Romain Gary a dressé le portrait contrasté d’un aventurier nommé Morel, un ancien résistant qui, suite à son retour de déportation, s’est rendu en Afrique Équatoriale Française où il mène une campagne en faveur de la protection des éléphants. Chassés pour leur viande ou pour le prestige, rendus plus vulnérables par la sécheresse, les éléphants sont menacés d’extinction, et Morel sillonne le territoire afin d’attirer l’opinion publique sur ce qu’il y a d’insupportable dans une telle situation. Sa croisade paraît tellement dérisoire eu égard à l’ampleur de la tâche que chacun peut à bon droit s’interroger sur les véritables raisons qui le poussent à agir. Le fait que le personnage soit seulement perçu de l’extérieur, par le biais des récits de ceux qui l’ont côtoyé, empêche toute conclusion définitive, surtout dès lors que, fatigué de l’absence de réaction de la part des autorités, Morel prend les armes et est rejoint par un contingent hétéroclite de marginaux, d’idéalistes et de nationalistes décidés à reprendre le contrôle de leur terre. Le roman est construit de telle sorte que l’engagement en faveur des éléphants fonctionne à la manière d’un test de Rorschach. Ce sont moins les faits en tant que tels que leurs réappropriations symboliques par les personnages qui en constituent la trame. La tension narrative qui résulte de la confrontation des différents points de vue illustre combien le rapport à l’idéal échappe en fait à la rationalisation. Toute quête est irrémédiablement mêlée de motivations diverses qui vont au-delà de ce que chacun peut en dire, les racines du ciel sont le nom de cette intuition d’une autre réalité qui ne se laisse saisir que par éclats et induit la nostalgie d’une plénitude d’existence qui n’est pas de ce monde. Au regard du caractère contradictoire des aspirations qui cohabitent au sein du petit groupe armé, plus ou moins fixées en un idéal défini comme enjeu de lutte en fonction de la disposition des personnages à œuvrer à sa matérialisation, le caractère indécidable de l’action de Morel tient à la prétention des observateurs à en restreindre la compréhension sur un seul plan. D’une part, l’engagement de Morel prend la forme d’une action symbolique en faveur de la défense de ce qu’il nomme la marge humaine, à savoir un certain rapport de l’homme à son environnement qui ne soit pas de l’ordre de l’exploitation ou de la destruction, mais du respect de la faiblesse, du droit à la différence et de la dignité de ce qui est sans utilité apparente. Il s’agit de maintenir, au sein de tout système, une marge d’incertitude en regard de ses propres convictions, et les éléphants symbolisent cette altérité radicale et cette fragilité de la vie nue qu’il est de notre devoir de protéger au risque de détruire également la meilleure part de nous-même. Mais en même temps, la concrétisation de cet idéal implique une série d’actions qui menacent de basculer dans la violence aveugle, encourageant un durcissement des positions adverses avec pour effet de mettre les éléphants davantage en péril. La violence se nourrit d’elle-même et passe d’un objet à l’autre en fonction des besoins. Décidés à marquer leur rupture avec Morel, les indépendantistes qui s’étaient ralliés à sa cause finissent par massacrer eux-mêmes les éléphants, de façon à utiliser le produit de la vente de l’ivoire pour se fournir en armes, contraignant Morel à disparaître dans la nature pour laisser perdurer sa légende. En accusant la disjonction entre faits et valeurs inhérente à la nature stratifiée de la réalité, l’idéal encoure le risque de se retrouver complètement déconnecté de ses conséquences pratiques. Les grandes idées peuvent servir d’alibi aux instincts les plus bas tout en leur offrant le luxe de la bonne conscience. La civilisation ne s’oppose pas à la barbarie mais n’en est que trop souvent la couverture sous l’égide de la fin qui justifie les moyens. En disposant la réalité autour d’un seul axe de lisibilité, l’idéal se l’approprie d’avance, quand il n’en nie pas simplement l’existence. Dans le théâtre de l’esprit, il est une fiction qui cherche à se soustraire aux déterminismes de la matière mais reste soumise à la même pesanteur, qui s’y cache d’autant mieux qu’elle se pare des atours d’une juste cause. Condamné à ne jamais se matérialiser, l’idéal est un refuge, un écran sur lequel se projettent tous les fantasmes dispensant de se compromettre avec la réalité. À force de s’élever dans les hauteurs, on finit par perdre le contact avec la constante singularité de la vie. Dans la littérature, l’opposition à l’idée d’une vérité absolue qui existerait au-delà de toute réalité concrète s’incarne exemplairement dans la figure du picaro, ce personnage dont les rapports à la société sont de l’ordre de la duperie et de l’opportunisme. Cynique et sans scrupules, il chemine d’aventure en aventure, multipliant les identités au gré des circonstances et disparaissant pour réinventer sa vie ailleurs dès que la situation l’exige. Ce personnage, que son refus de toute identité figée rend insaisissable, prêtera plus tard chez Romain Gary sa vitalité sans contours à une mise en scène plus vaste des rapports de la réalité à l’idéal. Les grandes valeurs sont, pour lui, un fond de commerce, dont on ne peut jamais être sûr qu’il n’y croit pas un peu lui-même, mais qu’il met à profit chez les autres de façon à en retirer tout le bénéfice possible. Sa façon de collaborer jusqu’à l’outrance à l’ordre des choses le rend suspect de désirer secrètement une existence non fondée sur la circularité des rapports de force, mais ne pouvant se situer qu’au-delà des solutions établies, qu’il singe pour mieux en personnifier les contradictions et en miner les mécanismes de l’intérieur. Renvoyant dos à dos les positions de héros et de victime, qu’il subvertit en les utilisant à bon compte, il exhibe les logiques de compensation qui les alimentent et les risques de durcissement qu’elles encourent dès lors que leurs tenants en viennent à s’identifier un peu trop à une position leur permettant de se sentir dans leur bon droit. Se prendre au sérieux est le début de tous les totalitarismes, et le picaro, par sa prédilection pour l’imposture et le trompe-l’œil, instaure du jeu au sein de toute identité, et en premier lieu de la sienne, afin de mettre en crise la centralité qu’un sujet prétend occuper. Son mouvement centrifuge, ne pouvant déboucher sur aucun accomplissement, le place dans toute sorte de situations en porte-à-faux, sans lui interdire pour autant d’authentiques moments de grâce, car les refuser serait contradictoire avec la valorisation même du principe de contradiction. Tout au bout des artifices une vérité se laisse saisir. Mais ces instants de pure présence restent fugaces et sont vite rattrapés par la chute, dont le picaro a un sens aigu, et qui fait retomber dans ce que le réel a d’inconciliable afin de ne rien ériger en système normatif. Cette dynamique s’incarne dans l’écriture dans la recherche d’une logique absurde, procédant par courts-circuits entre le sublime et le grotesque, le cynisme et la tendresse, la sottise et la sagesse, en une syntaxe précaire où les contraires se renforcent mutuellement. La langue se fait fautive pour tenter de représenter cet ordre inversé où les valeurs renaissent dépossédées d’elles-mêmes. Contre tous les absolus, l’humanité est un événement local. Il s’agit de laisser sa position de surplomb, qui menace la réalité en prétendant en faire sens, pour mieux se mettre à son écoute. La grâce est la loi du mouvement descendant, écrit Simone Weil. Le salut de l’idéal est dans sa chute.

Au bout d’elle-même, la vie se laisse transformer par ce qui lui résiste. Une existence se ressaisit depuis sa propre fin. Le désir traverse une succession de chutes pour mieux se relever. La seule issue possible est vers le bas. C’est l’été 2005, j’ai bientôt 14 ans, je suis assis dans la voiture, la radio est allumée, j’entends a-ha, « The Sun Always Shines on T.V. ». Quelque chose dans l’intensité dramatique de la musique ouvre en moi un espace, révèle un manque inattendu au cœur de la structure du quotidien. Je passerai une grande part des années à venir à me construire un système pour habiter cet espace. Mais un manque n’est pas quelque chose que l’on assemble, c’est quelque chose à quoi l’on est exposé. À tort ou à raison, une incomplétude est ressentie et la présence qui viendra la combler est ce après quoi on languit. L’objet d’un manque peut être quelque chose ou quelque part ou quelqu’un. Il peut exister réellement ou non. Il peut être l’actualisation d’un idéal. Un manque d’amour. Il donne à voir ce qui entoure depuis la perspective de ce qui n’est pas là. Il génère un conflit, que la mélancolie dans la musique, qui étire le présent dans le temps et l’espace pour mieux le redonner à lui-même, peut exprimer et catalyser tout à la fois. Lorsqu’on est né en Norvège, a dit Magne Furuholmen, la mélancolie n’a rien à voir avec la tristesse. C’est plutôt un désir, une aspiration, et, sans doute, historiquement, un transport hors des difficultés de la vie. Plus l’objet du manque semble circonscrit, moins il sera facile à atteindre et la mélancolie s’établira en des coordonnées précises. L’ailleurs reflue à mesure que l’on s’en approche. C’est ainsi que se développe l’obsession pour un groupe de musique. L’écoute ne s’y limite pas à la musique, elle s’attache à retrouver ce que l’artiste a en propre. Derrière chacune des notes elle entend la toile tissée par toutes les autres. Elle traverse l’objet pour aller au sujet qui l’anime. Avec sa cohorte de stars et ses écrans d’images, l’industrie de la musique pop offre un terrain propice pour cette opération fantasmatique. Le pouvoir d’une cellule mélodique ou d’une formule poétique y est renforcé par la fascination pour la personnalité des performeurs, ménageant un espace personnel d’identification au travers de ce qu’il y a de plus partagé. La musique pop est un réservoir de parcours par lesquels un sujet se découvre à soi-même. En multipliant les cadres, les supports et les versions, elle suscite un va-et-vient constant entre le tout et la partie, où le moindre composant se rapporte à l’ensemble et fonctionne comme une avancée d’où ce dernier peut se voir à tout moment reconfiguré. Un détail porte en lui une infinité de mondes possibles. Un écart minimal donne parfois l’impression de toucher un abîme. La possibilité de son surgissement permet à l’écoute de se renouveler en permanence. La musique d’a-ha s’est toujours prêtée pour moi à cette expérience d’un présent tendu entre l’attente et la reconnaissance. Elle se laisse difficilement réduire à aucun de ses constituants isolables, tant leur constante évolution, oscillant entre affirmation de soi et frustrations liées aux contraintes extérieures et à une dynamique interne conflictuelle, en a marqué le caractère contingent, donnant l’impression que l’essence d’a-ha est davantage accessible dans certaines conditions que dans d’autres. L’histoire du groupe peut être lue comme la poursuite d’une redéfinition hors de l’image qu’a fixée son ascension fulgurante, tout en maintenant une forte présence dans sa musique, du fait de son lyrisme singulier, qui tient autant de la netteté toujours renouvelée des traits mélodiques que du grain de la voix de Morten Harket, dessinant la figure d’une identité qui se donne à chaque fois tout en se retirant. Une bonne chanson d’a-ha est à la fois entraînante et désespérée, expressive et fragile, tendre et obstinée. Les différents éléments y évoluent en autonomie relative les uns par rapport aux autres et par rapport à l’efficacité sans reste d’un ensemble trop homogène. Une bonne chanson d’a-ha, a dit Pål Waaktaar, vous joue des tours. Sa tonalité est mineure quand vous pensez qu’elle est majeure, et vice-versa. Elle a des mélodies qui ne font sens qu’après que vous avez passé un bon moment en leur compagnie. Les plus belles mélodies sont toujours celles qui viennent frotter contre un autre thème ou un accord d’une façon discordante. Quand elle survient, la résolution est d’autant plus appréciable. Cette plasticité autorise une multitude de sensations et d’images et d’échos à venir se stabiliser dans les intervalles entre les notes, dans les intrications de couleurs vocales et instrumentales, dans les recoins sombres et lumineux à la croisée des lignes mélodiques divergentes. Elle met au jour toute une géométrie intérieure dont on ne sait au juste si la musique l’accompagne ou la fait advenir. Un indicible a trouvé une forme pour faire sentir sa présence. La musique s’impose comme la quintessence de quelque chose d’immatériel au cœur du réel. L’écoute répétée maintient vivante la nostalgie de cette part qui échappe. Là où pourrait n’exister que la recherche d’une continuité à laquelle se raccrocher dans un monde en flux, elle est un levier permettant de se laisser atteindre par une énergie qui déborde l’objet sonore. Elle construit un système dans lequel la grâce de la rencontre peut se rejouer sans cesse. Revenir arpenter le même territoire ouvre une porte sur l’inconnu. Le familier est une des formes les mieux cachées de l’altérité. Le travail de la fidélité est aussi une figure de ce manque à l’épreuve duquel se renouvelle le quotidien.

La grâce détisse les fausses oppositions et en redispose les enjeux à un autre niveau. Elle est l’énergie qui transcende les formes dans lesquelles elle s’incarne pour les transformer de l’intérieur. Elle se manifeste où on l’attend le moins. C’est le sujet d’un film d’Ingmar Bergman sorti en 1963, Les Communiants. Le film commence un dimanche matin, pendant le culte, dans l’église de Mittsund. Face à la caméra, le pasteur Tomas Eriksson procède au récit de l’institution de l’eucharistie. Aucune expression ne filtre sur son visage pendant les 11 minutes séparant le culte de son terme. L’assemblée est clairsemée, seuls 5 fidèles rejoignent l’autel au moment de la communion. Dehors le paysage est enneigé. La demi-heure qui suit le culte a lieu dans la sacristie. Tomas Eriksson fait l’expérience de la nuit obscure de l’âme. Jamais remis de la mort de son épouse 4 ans plus tôt, confronté à l’ennui qui mine sa paroisse, affaibli par la grippe, il est incapable de ressentir la présence de Dieu. Le pêcheur Jonas Persson vient lui faire part de sa terreur à l’idée des forces de destruction qui habitent le monde. Le pasteur s’avère incapable de le convaincre de mettre sa confiance en Dieu face aux incertitudes du présent. La conscience de son incapacité à mener à bien son ministère semble lui être plus douloureuse encore que l’incapacité elle-même. Il s’en confie à Märta Lundberg, l’institutrice athée du village, et sa maîtresse depuis 2 ans. Pour elle, Dieu est le nom que l’on donne aux illusions réconfortantes. Elle est venue communier pour se rapprocher de son amant parce qu’il s’agit d’un banquet d’amour. Dieu est amour, l’amour est une preuve de l’existence de Dieu, voilà ce que Tomas Eriksson prêchait du temps où son épouse était encore en vie, et les églises étaient pleines. Märta Lundberg a senti son besoin d’être protégé, symétrique à son propre besoin d’avoir quelqu’un à protéger. Son dévouement ne reçoit que froideur en retour. Incapable de témoigner la moindre affection, le pasteur est refermé sur ses propres doutes et manquements, un espace qu’il n’accorde à personne de venir déranger. Les longs plans fixes sur les visages captent les moindres nuances de l’impossibilité à communiquer. La lumière du soleil qui transparaît à travers les vitres nimbe les personnages d’une beauté qu’ils ne semblent pas percevoir. C’est alors qu’arrive la nouvelle du suicide de Jonas Persson, dont le corps vient d’être retrouvé près de la rivière. L’événement s’intègre sans rupture dans le déroulement de la journée. En route pour l’église de Frostnäs, où il va célébrer son second culte de la journée, le pasteur s’arrête chez Märta Lundberg pour prendre de l’aspirine et du sirop contre la toux, et se rebiffe soudain contre son insistance à l’aider. Toute considération pratique lui paraît basse, l’amour ne saurait être que pur, dépouillé de toute contingence. Il ne supporte plus sa bonne volonté, le moindre de ses traits particuliers le dégoûte. Sur le point de prendre congé, il revient sur ses pas et la prie de l’accompagner. Malgré le mépris qu’il vient de lui témoigner, elle accepte, et le conduit jusqu’à l’église. Dans l’attente du culte, le pasteur accorde au sacristain, après avoir repoussé sa demande à Mittsund, de lui parler quelques minutes. Celui-ci, rendu infirme par un accident de chemin de fer, lui dit que sa lecture récente des évangiles lui a révélé que les souffrances physiques du Christ en croix furent sûrement peu de choses par rapport à la souffrance morale d’avoir eu à subir l’abandon de la part de ses disciples, le reniement de Pierre et surtout le silence de son père. La phrase Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?, résonne dans le cœur vide du pasteur en cette fin d’après-midi d’hiver. Alors que les cloches commencent à sonner pour appeler les fidèles qui ne viendront pas, Märta Lundberg tombe à genoux et se met à prier. Puissions-nous nous sentir suffisamment en sécurité pour oser nous témoigner de l’affection. Puissions-nous avoir une vérité en laquelle croire. Puissions-nous croire. Selon la coutume suédoise, le pasteur n’est pas tenu de célébrer le culte si moins de quatre fidèles sont présents dans l’église. Le pasteur Tomas Eriksson décide malgré tout d’aller de l’avant. Saint, Saint, Saint le Seigneur, Dieu de l’univers, le ciel et la terre sont remplis de Sa gloire, sont les derniers mots du film. Quelque chose a eu lieu, dont la caméra ne peut que montrer le déplacement des coordonnées dans l’espace. Est-ce l’avènement d’une foi nouvelle chez le pasteur ou la mise en scène critique du rite comme geste vide réduit à sa pure virtualité, le film ne le dit pas. Au fond du manque fondamental exposé par les conflits, l’envers des choses est un devenir au sein duquel chacun n’est qu’une partie d’un ensemble qui le dépasse. Nous sommes ce que nous faisons les uns des autres. La vérité n’est pas dans le rite en tant que tel, elle est dans le cœur habité d’amour et d’attention à ce qui nous relie.

Lorsque débute le quatrième et dernier épisode de la mini-série télévisée Michel Strogoff, diffusé pour la première fois le 2 janvier 1976, le héros, qui a eu les yeux brûlés par les Tartares, et Nadia Fédor, perdus dans la toundra, ne doivent leur survie qu’aux baies sauvages dont ils parviennent à se nourrir. Alors que l’espoir semble éteint, ils reçoivent l’aide providentielle d’un nommé Nicolas Pigassof, un trafiquant d’or qui vit seul avec son chien et les prend dans sa voiture pour leur permettre de poursuivre leur route. Durant la traversée de l’Ieniseï, ils sont capturés par les troupes de l’émir de Kokand, arrivées du sud pour ouvrir le passage à la révolte. Nadia refusant de se donner à lui, l’émir organise un jeu au cours duquel Michel est traîné dans la poussière par un cheval lancé au galop. Alors que Nadia est sur le point de lui céder, Pigassof se jette sur l’émir et le blesse à l’épaule, permettant à Nadia et Michel de prendre la fuite dans la confusion qui s’ensuit. Battu à mort, le cadavre lacéré de Pigassof reste accroché à un poteau, son chien fidèle à ses pieds. Une fois éloigné du campement, épuisé et à bout de nerfs, le courrier du tsar s’effondre. Après avoir parcouru 4000 verstes, traversé fleuves et montagnes, bravé les loups, tout sacrifié à sa mission et jusqu’à sa propre mère, il se lamente sur les morts laissés derrière lui pour le succès d’une cause qui ne lui semble plus juste. La Sibérie appartenait aux Tartares, leur révolte est à la mesure de la spoliation subie. On ne sait ce qui pousse Michel à continuer malgré tout, ni ce qui pousse sa compagne d’infortune, fille d’un déporté politique, à l’encourager à poursuivre, depuis qu’elle connaît sa véritable identité. Révéler le secret est le meilleur moyen de le garder intact. Après maintes péripéties, Michel recouvre la vue et mène à bien sa mission, les Tartares sont repoussés, le héros convole en justes noces avec la belle Nadia. Mais qu’est devenu le chien de Pigassof ?