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La Jérusalem nouvelle

Au début de « Franny », la première des deux nouvelles rassemblées par Jerome David Salinger dans son recueil Franny and Zooey, on fait la connaissance, à travers l’attente sur le quai de la gare de son petit ami qu’elle vient rejoindre pour le week-end, de Frances, une étudiante et comédienne de 20 ans dont le diminutif donne son titre à la nouvelle. C’est un samedi de novembre, en 1955. Tout s’annonce bien. Rapidement pourtant, les choses ne vont pas comme elles devraient. Les retrouvailles ne sont pas aussi tendres qu’espéré. La conversation est hachée, pensées, paroles et gestes sont désaccordés, sans que les personnages n’en saisissent la cause. Franny en particulier semble perturbée. Elle se laisse déborder par ses réactions et répète à plusieurs reprises ne pas se reconnaître. Elle se précipite aux toilettes pour y éclater en sanglots et se lève de table une seconde fois et perd connaissance au milieu du restaurant. La cause de cette crise semble être son dégoût du fonctionnement de ce monde. Franny ne supporte plus la mesquinerie de vies repliées sur des intérêts privés, et tous les conflits qui s’ensuivent. Elle languit après une existence plus pleine, tournée vers la lumière. Cette prise de conscience est liée à la lecture d’un petit livre qu’elle transporte partout avec elle et qui l’a bouleversée au point qu’elle songe à abandonner sa carrière théâtrale, qu’elle estime trop attachée à l’ego et son désir de reconnaissance. Ce livre, traduit en français sous le titre Récits d’un pèlerin russe, rapporte la découverte, par un pèlerin dans la Sibérie du milieu du XIXe siècle, de la prière de Jésus, également appelée prière du cœur, pierre angulaire de la spiritualité mystique dans l’Orient chrétien. Cette prière monologique consiste en la répétition ininterrompue d’une formule, dont la version la plus complète est Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. La pratique de la prière de Jésus fut développée par les ascètes dans les déserts égyptiens durant les premiers siècles du christianisme. Ces ermites se retiraient du monde pour fuir la dispersion et faire de l’âme humaine le siège du royaume de Dieu. La voie employée pour cela est celle de la metanoia, terme grec qui signifie le retournement de la saisie du réel. Le cœur a été créé pour désirer Dieu, mais la vie dans le monde entraîne un oubli que l’ascèse vise à réparer, en intensifiant le combat contre les démons et le désir de Dieu. La forme de ce retournement est le repentir, par lequel l’âme, faisant face à ses péchés, se place dans l’attente d’un salut qui lui vient d’en-haut. La prière de Jésus est le moyen d’occuper cette attente. Au bout d’un certain temps, la répétition devient automatique et permet d’atteindre l’état d’hésychia, terme grec qui signifie le silence, le repos, la paix. Cet état est intérieur, il est le signe que l’âme est emplie de la présence de Dieu et se trouve à son tour divinisée. Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu, écrit Irénée de Lyon au IIe siècle. C’est la voie que s’est choisie Franny, chez qui la prière de Jésus est aussi en passe de devenir automatique. Mais la crise qu’elle traverse indique la contradiction entre son idéal et le monde qui l’entoure. Dans la seconde nouvelle, son frère Zooey (pour Zachary), lui aussi comédien et de 5 ans son aîné, tente de nouer le contact avec elle, alors qu’elle est restée prostrée pendant 48 heures sur le canapé de l’appartement familial à New York et refuse de s’alimenter. La seconde nouvelle se passe 2 jours après la première, mais n’a été publiée que 2 ans plus tard. Entre-temps, l’auteur s’est attaché à la création d’une famille de fiction, les Glass, au sein de laquelle se dérouleront toutes ses futures publications, et Franny a été réintégrée à cette famille de sept frères et sœurs dont elle est la plus jeune. Elle n’est plus une étudiante un peu superficielle illuminée par la lecture fortuite d’un livre de spiritualité mystique, sa crise s’inscrit désormais dans le sillage du parcours de ses frères et sœurs, tous passés comme elle par une émission radiophonique qui les a consacrés comme des enfants prodiges, et en particulier de l’aîné, Seymour, qui s’est suicidé après son retour de la guerre et sur le bureau duquel elle a trouvé les Récits d’un pèlerin russe. Franny et Zooey ont été rendus sensibles dès leur plus jeune âge à la médiocrité et au conformisme et habitués à chercher des réponses dans les hauteurs des grandes traditions spirituelles de l’humanité. Cela les place dans une position privilégiée pour réfléchir sur les conflits que peut rencontrer un individu éclairé dans son rapport au monde, et c’est bien à cela que sont dévolues les longues conversations erratiques qui constituent toute la dramaturgie de la nouvelle. Les textes de J.D. Salinger prennent leur temps. Rien de crucial ne semble jamais sur le point de se passer. Ces situations familiales faussement désinvoltes, où l’ironie le dispute sans cesse à la tendresse, permettent pourtant, du fait de leur logique interne, à quelque chose de parvenir à se dire, et avec une délicatesse extrême. Il s’agit moins de la transmission d’un contenu précis que de la dynamique d’une ouverture, la recherche d’une vérité qui dépasse ses propres conséquences pratiques. Une chose et son contraire sont vrais selon la perspective depuis laquelle ils sont envisagés, et la littérature est la forme de leur confrontation. Elle est chez J.D. Salinger dans la mise en place d’une géométrie attentionnelle, où le narrateur ne surplombe pas ses personnages mais dispose calmement l’espace de leur mise en relation, au sein duquel les positions s’affinent et se réajustent en permanence, ménageant des possibilités de déplacement et de transmission. Dans cet espace, la prière de Jésus apparaît comme pouvant faire l’objet d’une mauvaise utilisation, et le désir d’élévation au-dessus des préoccupations de ce monde comme le substitut d’autre chose, l’occupation réussie de cet espace même. Dans l’optique d’une vie tournée vers la lumière, il y a plus de sacré dans le bol de soupe offert par une mère qui s’inquiète de la santé de sa fille que dans la répétition d’une formule visant à se bâtir un refuge hors de la multitude de strates conflictuelles à la croisée desquelles un sujet se forme et prend place dans ce monde. La médiocrité n’est jamais que le reflet de notre propension à juger, ce qu’il faut, c’est se sentir participer d’une destinée commune. Le livre s’achève sur la révélation qu’il n’y a pas plus grande fidélité à la prière de Jésus qu’apprendre à voir en chacun la figure du Christ, dont l’évangéliste rapporte que chaque fois que l’on a nourri, donné à boire, accueilli, vêtu ou visité l’un des plus petits de ses frères, c’est de lui que l’on a pris soin. C’est seulement au sein de cet espace de compassion qu’une exigence, et avant tout envers soi-même, peut prendre forme. L’idée des dernières nouvelles de J.D. Salinger, c’est que lorsqu’on en a reçu le talent, tout donner pour être le meilleur comédien, le meilleur écrivain possible, indépendamment du fait que le public y soit réceptif ou non, est une mission à laquelle on ne peut échapper. Par un mystérieux renversement, un geste accompli en fidélité à un idéal qui le dépasse acquiert la portée d’un véritable acte de foi. Le dehors est le dedans, le proche est le lointain, et cirer ses chaussures avant de passer à la radio devient une offrande pour le salut du monde.

L’idéal spirituel ne peut être atteint que par un geste à la fois totalement engagé et désintéressé. Dans ses deux derniers long-métrages, tournés en exil, Andreï Tarkovski filme l’idée que seul un acte inconséquent, même caché et inconnu de tous, peut faire barrage aux forces du mal qui gouvernent ce monde. Un être porte en soi tout l’univers et chaque geste est relié à l’ensemble par des liens invisibles. Dans Nostalghia, le poète russe Andreï Gortchakov voyage en Italie dans le but d’effectuer des recherches sur un de ses compatriotes du XVIIIe siècle, un compositeur ayant fait sa formation à Bologne avant de retourner en Russie pour y mourir peu de temps après. Il s’opère une sorte d’identification, et le biographe se retrouve frappé par une nostalgie du même ordre que celle exprimée par le musicien dans ses lettres d’Italie. La nostalgie de la terre natale n’est pourtant que le modèle pour représenter une aspiration plus haute encore, la nostalgie d’une plénitude d’existence. Gortchakov se sent étranger à ce qui l’entoure, incapable de nouer le moindre contact réel. Aucun engagement n’est possible dans un monde où l’autre demeure inaccessible, et c’est ce drame de la séparation que la caméra cherche à réparer, en connectant, parfois au sein d’un même plan, les espaces, les temps, les langues et les individus, selon une logique défiant toutes les lois narratives. Dans le village de Bagno Vignoni, Gortchakov fait la rencontre de Domenico, interprété par Erland Josephson, que l’on dit fou parce qu’il s’est barricadé chez lui pendant 7 ans avec toute sa famille dans l’attente de la fin du monde. Mais cela restait un acte égoïste, il ne suffit pas de se sauver soi-même ou sa propre famille, il faut encore sauver le monde entier. Domenico demande à Gortchakov de traverser la piscine thermale une bougie allumée à la main. Cet acte, dit-il avant d’aller s’immoler par le feu sur la place du Capitole, sauvera le monde. Les grandes choses ont une fin, ce sont les petites qui durent, crie-t-il debout sur la statue de Marc Aurèle, sur le point de s’enflammer dans l’indifférence générale. À Bagno Vignoni, Gortchakov descend dans le bassin qui a été vidé pour être nettoyé. Il allume la bougie et commence la traversée. Le vent souffle et la bougie s’éteint. Il retourne au point de départ et recommence une deuxième fois, protégeant la flamme avec son manteau, elle s’éteint à nouveau. Il retourne au point de départ et recommence une troisième fois, avançant encore plus lentement, la flamme tient jusqu’au bout. La caméra le suit avec patience, elle l’accompagne dans ses va-et-vient en un long plan-séquence de 9 minutes, resserrant progressivement le cadrage au fil de l’avancée de Gortchakov vers la gauche de l’écran, jusqu’à ne plus donner à voir que la bougie parvenue à destination. Arrivant au terme de près de 2 heures de film, cette scène est chargée d’une tension extraordinaire, renforcée par la maladie du cœur dont on comprend que Gortchakov est atteint et qui le fait s’effondrer aussitôt arrivé de l’autre côté. Le plan final réconcilie ce qui avait été séparé, Gortchakov est étendu dans l’herbe, son chien à ses pieds, devant sa datcha russe. La caméra s’éloigne, et on découvre que la petite maison est elle-même située à l’intérieur des ruines de l’abbaye italienne de San Galgano. La neige commence à tomber. Dans Le sacrifice, le même Erland Josephson interprète le rôle d’un intellectuel et ancien comédien qui s’est retiré avec sa famille dans une maison isolée sur l’île de Gotland. Le film s’ouvre le jour de son anniversaire, dans les grandes étendues planes de la Baltique, Alexander est au bord de l’eau, il plante un arbre sec et raconte à son jeune fils, rendu momentanément muet par une opération des cordes vocales, un épisode de la vie des pères du désert. On rapporte de l’abbé Pambo qu’il planta un arbre sec et demanda à son disciple Jean Colobos de l’arroser chaque jour jusqu’à ce qu’il produise du fruit. L’eau était si éloignée qu’il fallait une journée entière pour aller la chercher et revenir. Au bout de trois ans, l’arbre reprit vie et produisit du fruit. Alexander y voit la preuve du pouvoir du rituel, mais vit comme dans l’attente de quelque chose qui n’arrive jamais. Il monologue sans arrêt, mais espère que quelqu’un veuille cesser de parler pour faire quelque chose. Il déplore le matérialisme de la société et les mécanismes de domination, de peur et de repli sur soi qui en découlent, il s’extasie sur le mélange d’innocence et de profondeur présenté dans un livre d’icônes, mais reconnaît n’entretenir aucun rapport avec Dieu et éprouve les plus grandes difficultés à communiquer avec ses proches. La caméra enregistre la complexité des dynamiques familiales et amicales en de longs plans à la composition très théâtrale, et nous donne accès aux conflits latents entre les personnages, qui éclatent lorsque l’annonce télévisuelle d’une guerre nucléaire vient les frapper à l’heure du dîner. Le récit prend une tournure apocalyptique, et c’est dans un quasi noir et blanc que l’on voit chacun réagir à sa façon à l’événement. De retour dans sa chambre, Alexander tombe à genoux et, pour la première fois de sa vie, se tourne vers Dieu, lui demandant de les délivrer de cet instant terrible. Cette guerre, dit-il le visage tordu par la peur, est la dernière, une guerre horrible après laquelle il n’y aura plus ni vainqueurs ni vaincus, ni villes ni villages, plus d’eau dans les puits, plus d’oiseaux dans le ciel. Il promet de renoncer à tout ce qu’il a, de quitter sa famille, son fils qu’il aime par-dessus tout, de détruire sa maison, de faire vœu de silence, si tout redevient comme avant. C’est alors qu’un des convives, le facteur Otto, installé dans la région depuis 2 mois, vient le trouver pour lui apprendre que sa domestique Maria est en réalité une sorcière et que s’il va coucher avec elle en souhaitant que tout cela finisse, alors tout finira, et ils seront sauvés. Alexander se rend chez Maria et la supplie de l’aimer et de les sauver tous. Ils lévitent enlacés au-dessus du petit lit. Au réveil, le monde est revenu à l’état d’avant la catastrophe. Les couleurs sont redevenues normales. Rien, semble-t-il, n’a eu lieu. À la faveur du départ en promenade du reste de la maisonnée, Alexander, fidèle à sa promesse, empile des chaises sur la table du salon, les recouvre d’un drap et y met le feu. Faisant face à sa maison en flammes, il est rejoint par ses proches qui accourent vers lui. Muré dans le silence, Alexander ne peut expliquer son geste, et une course-poursuite chorégraphique s’engage dans les flaques d’eau avec les convives qui cherchent à le faire monter dans une ambulance arrivée dans l’intervalle, et dans laquelle il finit par embarquer de son plein gré. La caméra se déplace de droite à gauche, suivant à distance les déplacements maladroits et désordonnés de ses personnages, et au terme des 7 minutes que dure le plan, la maison s’effondre. L’ultime séquence montre le fils d’Alexander, qui ne sait pas ce qui vient de se passer, au bord de l’eau. Il est avec ses deux seaux et arrose l’arbre sec. La caméra remonte le long du tronc. Pour la première fois du film, la lumière du soleil brille directement, derrière à la surface de l’eau.

Depuis une certaine perspective, traverser le bassin d’une piscine une bougie à la main ou mettre le feu à tout ce qu’on possède sont des actions qui peuvent sauver le monde. Cette perspective existe dans une inversion des gestes et des valeurs, un monde obscur où le silence recouvre les paroles qui furent dites. Mark Hollis disait que le plus important dans la musique, ce ne sont pas les notes, mais ce qu’il y a derrière et qu’il nommait l’espace. L’évolution de sa musique est allée dans le sens d’une exploration des différentes façons de le donner à entendre. Au départ, le désir d’espace répondait à des enjeux compositionnels, il visait à ne pas bloquer l’écriture par des grilles et structures prédéfinies mais à développer une écoute entre les notes, de façon à laisser venir des choses inattendues et à offrir à la musique des possibilités de bifurcation et d’affaissement sur elle-même. Si la musique est l’art des rapports entre les sons, leur agencement dans une composition peut être perçu comme dessinant des figures plus ou moins complexes dans un espace qu’il s’agit de laisser le plus accueillant possible. Les chansons s’étirent en longueur et les musiciens impliqués sont de plus en plus nombreux, mais quelque chose de l’ordre d’une éthique de la retenue se fait jour du même coup. Pour que toutes les idées puissent fonctionner ensemble, tout le monde ne peut pas jouer tout le temps. Il s’agit de laisser respirer la musique en générant de l’espace entre les notes pour leur donner plus d’impact. Les rythmes se font plus larges, les parties vocales plus clairsemées, de telle sorte que davantage de couleurs et de nuances puissent s’inscrire entre les mailles de plus en plus lâches du scénario. L’espace devient le négatif du son, il est moins un désir d’expansion qu’une limitation où des actions, mais aussi des retraits, peuvent avoir lieu. Cette approche est favorisée par une méthodologie d’enregistrement originale affinée d’un album à l’autre. Les musiciens sont invités à venir improviser séparément des heures entières dans l’obscurité du studio. N’est gardé de leur performance que ce dont la chanson peut bénéficier, une inflexion mélodique, un agrégat accidentel, parfois une seule et unique note. Le reste est purement et simplement supprimé. Ce processus de construction par soustraction entraîne un resserrement de l’attention sur l’objet sonore, qui détaché de sa séquence d’origine est valorisé dans sa singularité et sa capacité à se mettre en relation avec d’autres. Cette pratique culmine en 1991 sur Laughing Stock, où s’instaure une véritable dramaturgie fondée sur le placement des sons les uns par rapport aux autres. Les structures sont simplifiées, la musique peut rester de pleines minutes sur une cellule rythmique, un accord, une note, pour faire sentir l’écoulement. L’espace est aussi du temps. L’harmonie apparemment statique qui en résulte est en réalité la superposition de motifs qui évoluent à des vitesses et sur des échelles mélodiques concurrentes, introduisant d’incessants contrastes de timbre et d’intensité au sein des lents mouvements circulaires. Le point d’équilibre n’est pas tant la composition, réduite à l’état de lambeaux, que son envers. L’espace devient atmosphère, tout en maintenant une tension constante qui est cette superposition même. En l’absence de centre de gravité, chaque son est un élan vers de nouveaux possibles. La musique se tient en permanence dans la suspension qui précède la note à venir, elle se fait pure ouverture à ce qui arrive. Il n’y a pas jusqu’aux textes qui ne s’accordent à cette attente, faisant refluer le sens comme pour mieux se porter en avant d’eux-mêmes. Ainsi de la piste qui ouvre le disque, « Myrrhman », où la voix, à la limite de l’incompréhensible, articule à peine des mots que l’on pourrait traduire ainsi :

Place ma chaise à la porte du fond

Aide-moi

Je ne peux plus attendre

Amour béni

Qu’il m’a été donné de voir

Cessant pas à pas

La foi un chemin et en second la crainte

Saisi tel un simple d’esprit

Et foule la dépendance à mes pieds

Approche vite il se passe quelque chose ici

La musique tourne autour de quelque chose d’insaisissable sur lequel elle tente d’ouvrir un passage. Au fond du processus de réduction un lyrisme mystérieux s’affirme, que l’album de 1998 s’attache à concentrer davantage. Tous les instruments utilisés sont acoustiques et enregistrés au travers de deux microphones disposés au milieu de la pièce. Tout est joué à faible niveau sonore, la voix de Mark Hollis elle-même n’a jamais été aussi proche du murmure. La musique maintient une surface calme au sein de laquelle le moindre décalage, la moindre nuance, le moindre frottement se donnent à entendre. Il n’existe pas deux sons identiques, chacun est le produit d’un événement unique et d’un trajet déterminé dans l’espace. Au placement cette fois minutieux des notes dans la composition s’ajoute celui des instruments dans la pièce, qui instaure une certaine géographie sonore. À force de laisser de l’espace quelque part pour faire jaillir autre chose, cette autre chose peut être l’espace lui-même dans lequel les sons naissent et leur résonance parvient jusqu’à nous. Les deux dernières minutes de la chanson « A New Jerusalem » qui clôt l’album sont constituées du son de la pièce sans personne à l’intérieur. La musique découvre qu’il existe des choses plus grandes qu’elle, elle ouvre sur un au-delà du son qui est en réalité une écoute. Elle se fait prière sans s’abstraire de la matière.

L’art est ce domaine de l’expérience humaine qui rend sensible qu’il existe plusieurs niveaux d’existence réglés par les dialectiques qui leur sont propres et reliés entre eux par des ponts sur lesquels la circulation est plus ou moins fluide. L’artiste est cet intermédiaire entre un monde invisible qu’il lui a été donné de voir et le reste des mortels à qui il cherche à le rendre communicable. Dans le mouvement de sécularisation des sociétés modernes, les frontières s’estompent entre le spirituel et le temporel, et c’est le Christ qui apparaît comme un poète, et même le poète suprême, autant pour la qualité de son langage que pour la trajectoire de sa vie et le sens qu’il lui a lui-même donnée. Dans une lettre écrite en 1897 depuis sa cellule dans la prison de Reading, Oscar Wilde fait du royaume de Dieu le produit de l’imagination incandescente d’un homme qui s’est voulu yeux pour les aveugles, oreilles pour les sourds, et cri sur les lèvres de ceux dont la langue est enchaînée. Encore aujourd’hui, écrit-il, je trouve presque incroyable qu’un jeune paysan de Galilée se soit imaginé pouvoir porter sur ses épaules le poids de tout l’univers, tout ce qui avait déjà été fait et subi, et tout ce qu’il restait à faire et à subir, les péchés de Néron, de César Borgia, d’Alexandre VI, et de celui qui fut empereur de Rome et prêtre du Soleil, les souffrances de ceux dont les noms sont légion et qui demeurent dans les sépulcres, les nationalités opprimées, les enfants dans les usines, les voleurs, les prisonniers, les hors-la-loi, ceux qui restent muets sous l’oppression et dont seul Dieu entend le silence, et qu’il ne se soit pas contenté de l’imaginer, mais qu’il l’ait bel et bien accompli, en sorte qu’en ce moment même tous ceux qui entrent en contact avec sa personnalité, même s’ils ne s’inclinent pas devant son autel ni ne plient le genou devant son prêtre, rencontrent l’effacement de la laideur de leur faute et la révélation de la beauté de leur douleur. Animés d’une force supérieure, l’artiste et le prophète se rejoignent dans leur aptitude à voir au-delà des apparences pour inventer de nouvelles réalités. Dans une société qui se construit des idoles justifiant toutes les aliénations, ce surcroît d’imagination vise à réengager, en faisant saisir autrement ce qui est en jeu. Le jardin d’Éden, le Déluge et le Jugement dernier sont autant de figures de la lutte sans merci que se mènent le bien et le mal au cœur du monde. Plus les temps sont sombres, plus il s’agit de se faire visionnaire. La vision prophétique est gardienne des choses sacrées, pour William Blake, Dieu est l’autre nom de l’imagination humaine. La Jérusalem nouvelle devient une image inversée de l’absence d’horizon ici-bas. La voix s’élève, au risque de s’emporter parfois dans un lyrisme oublieux de lui-même. Gilbert Keith Chesterton, dans le livre qu’il lui a consacré, écrit de William Blake qu’il vint au monde en mystique au sens très concret où il vint pour enseigner plutôt que pour apprendre. Enfant déjà il débordait d’information occulte. Et toute sa vie, il eut les défauts de qui donne sans avoir le temps de recevoir. Il était sourd de la cataracte de sa propre voix. Il s’ensuit qu’il était dénué de patience alors même qu’il n’était nullement dénué de charité, mais son impatience entraînait toutes les conséquences néfastes du manque de charité. Il en résulte le triste paradoxe que celui qui ne cessait de prêcher le pardon semblait incapable d’accorder le sien, fût-ce incomplètement, pour la plus petite offense subie.

Du fait de son pouvoir de déréalisation, le royaume enflammé de l’imagination présente le risque de détourner de cela même qui est visé. Pour Simone Weil, l’imagination travaille sans cesse à boucher les moindres fissures par où passerait la grâce. La grâce est l’action de Dieu sur terre. Selon la mystique juive, en faisant acte de création, Dieu s’est retiré pour nous laisser être. En se contractant, Il permet l’émergence d’un espace vide dans lequel autre chose peut advenir et s’efface devant sa création. C’est ce même mouvement que l’on retrouve au cœur du christianisme. En revêtant la condition humaine, Dieu renonce à sa puissance au point de mourir sur une croix comme un vulgaire esclave ou bandit, sans que ce sacrifice ne change rien à l’ordre établi. C’est la kénose, terme grec qui signifie l’action de se vider, se dépouiller de soi-même. Dieu est un dieu caché. Son essence est inconnaissable, mais Il reste communicable, quoique d’une façon subtile et qui ne force jamais la liberté humaine, la grâce. À rebours de l’idée du mérite comme vertu individuelle et du salut comme rétribution, la grâce se donne également à chacun, sans condition préalable. Le vocabulaire courant garde une trace de cette origine, lorsqu’il désigne sous ce terme un geste qui ne se surveille pas mais se donne autant qu’il se reçoit. La contrepartie de la grâce de notre côté est l’attention. La grâce n’existe comme telle qu’à la mesure de notre capacité à la percevoir. Pour Simone Weil, l’attention est l’antidote à la force, qu’elle nomme aussi parfois pesanteur, comprise comme le mouvement naturel d’expansion du sujet selon le principe d’inertie à l’œuvre dans la nature. Contrairement à la dynamique d’emportement générée par l’imaginaire, l’attention reste immobile. Elle n’a rien à voir avec la capacité à se concentrer, elle est même l’exact opposé de cet effort de volonté. Elle est attente, disponibilité, absence de projection pour se faire ouverture à l’autre sans se l’approprier. C’est aussi un autre modèle pour penser la créativité. Si le Christ a porté un message si tranchant de nouveauté, ce n’est pas en raison d’une faculté supérieure d’imagination, mais parce qu’il n’attendait rien de lui-même ni pour lui-même, sachant se recevoir tout d’un autre, son père. Étant cette ouverture absolue, il a su voir la pauvreté, la vulnérabilité, et l’amour comme solution au malheur. C’est ainsi qu’il a pu prêcher la nécessité de prendre soin les uns des autres et le don de soi dans ses paraboles. L’attention créatrice, écrit Simone Weil, consiste à faire réellement attention à ce qui n’existe pas. L’humanité n’existe pas dans la chair anonyme inerte au bord de la route. Le Samaritain qui s’arrête et regarde fait pourtant attention à cette humanité absente, et les actes qui suivent témoignent qu’il s’agit d’une attention réelle. Pour Simone Weil, le véritable acte créateur n’est pas d’aller toujours plus loin dans l’inconnu mais de s’ouvrir à ce qui est et que personne ne voit pour le faire exister. L’attention est le nom de cette ouverture. Une attente se mue en compassion, et au fond de cette compassion, quelque chose de plus grand que nous agit et nous met en mouvement. Il s’agit de désoccuper l’espace pour se laisser transformer. L’attention est la clé du royaume. Le vide appelle la grâce.

Cette ouverture de l’espace d’attention est elle-même le produit de l’ouverture de l’âme à la transcendance. Faisant face au mystère de la vie, de la mort, du malheur, l’âme, de même qu’elle s’est déjà émancipée du corps, se dédouble. Ce dédoublement ne s’opère pas à la suite d’un impératif venu d’en haut mais à la manière d’un appel d’air qui ouvre un espace où peut circuler l’esprit. L’âme comprend qu’elle ne se suffit pas et a l’intuition d’un ordre supérieur, elle change de perspective et se met à l’écoute. Alfred Schnittke disait que lorsque vous avez en vous un modèle qui s’est formé de façon irrationnelle, vous devez vous diviser en deux sphères. La première est votre sujet au sens strict, la deuxième ce qui vous est révélé à travers votre sujet et qui est considérablement plus grand que vous. C’est cette plus grande sphère qui a le contrôle, non la sphère limitée du sujet. La totalité d’une vie est une tentative d’être, non pas soi-même, mais un instrument de quelque chose hors de soi-même. Le travail ne consiste aucunement à l’exécution d’instructions techniques, il est plutôt une écoute de quelque chose qui est déjà là. Pour Alfred Schnittke, ces deux sphères entrent sans cesse en conflit et l’écoute est la soumission de la première à la seconde. Elle est nécessairement limitée dans le temps. Il estimait à une heure, une heure et demi sa durée maximale, avant de chuter, et de recommencer. La grâce est l’espace de cette écoute. Dieu est l’ouverture maximale de l’espace. La musique était le moyen privilégié par Alfred Schnittke pour rester fidèle à cette ouverture. Il ne s’agissait pas de rechercher la nouveauté, mais de retranscrire ce qui le traversait de façon à le rendre audible. Si les notes de musique représentent une dégradation de l’idéal dévoilé dans l’écoute, il n’est pas question pour autant de se réfugier dans un monde supérieur pour n’en plus revenir. Le silence est plus pur que le son, mais Alfred Schnittke disait que le Diable est partout et qu’on ne peut se défendre en se retirant dans quelque chose de pur, on l’y trouvera aussi. L’essentiel est de ne pas chercher à fuir dans une sorte d’espace purifié mais de vivre avec le Diable et de s’engager en un constant combat avec lui. Plus l’écoute intérieure allait en s’affinant, plus elle s’étendait aux différentes traditions musicales avec lesquelles elle se découvrait forcée de composer en ce monde. Les pièces d’Alfred Schnittke télescopent des formes et figures inconciliables et les étirent les unes contre les autres à la recherche d’un promontoire de calme au cœur de la bataille. Le point de rupture est le point d’équilibre. La paix est contenue en germe dans les conflits, elle se fonde sur leur dynamique pour suspendre le temps et ouvrir une brèche sur une autre dimension jamais accessible totalement. La musique est un royaume d’ombres où le sublime côtoie toujours le grotesque. Elle induit la nostalgie d’un idéal qu’elle ne saurait atteindre, forcée qu’elle est de se compromettre avec la matière, le monde, l’histoire. En lui demandant d’accepter de se faire pécheresse, Alfred Schnittke rendait sa musique perméable à la grâce. Le Christ, venu non pour les justes mais les pêcheurs, avait une fois pour toutes réglé la question de la pureté. Le bon grain ne pousse que de s’être mêlé à l’ivraie. La conscience de sa propre insuffisance est préférable au besoin de pureté par ses propres forces qui correspond, sur le plan spirituel, à la quête du surhomme. Dieu est parfois le nom d’une fuite hors du monde ou une idolâtrie. De même que l’espace musical ne devient sensible que par les sons qui l’habitent et auxquels il donne une résonance, c’est par les failles de ce monde que s’immisce la grâce. En revêtant en Christ la condition humaine, Dieu place l’absolu dans le relatif, l’amour divin dans l’amour du prochain, l’infini au cœur des limites, qui concentrent l’attention pour mieux la déplier ensuite. C’est dans ce changement d’échelle que la perfection divine s’accommode de l’imperfection humaine. Il n’y a pas un unique trajet hors de la matière mais autant que d’ouvertures à ce qui nous entoure. La grâce est de tout accueillir comme un don. C’est par elle que l’espace et le temps basculent dans cette autre dimension qui confine au miracle. Le royaume est accompli en ce monde. L’éternité est au cœur du présent.

L’attention est un engagement dans le monde. Elle est ce renversement de la perspective par lequel un sujet se déprend pour mieux se faire présent, cette transparence que recherchait George Oppen, pour qui l’écriture du poème consistait à ne pas faire de bruit, à maintenir l’attention tournée vers l’extérieur, vers le silence. Il y a, au fond de ce silence, un grand calme qui n’est pas une fuite, le calme est dans la position de retrait impliquée par l’écoute. Il émerge au cœur des masses les plus bruyantes et dans les tunnels de l’histoire, il n’est pas l’absence de son mais le silence du sens. Un obstacle n’y est pas enfermement mais possibilité de nouveaux parcours de circulation et d’écoute au-delà des commodités et des oppositions. Cet espace de calme est un espace d’accueil. L’écoute qui l’habite est à l’opposé de la croyance, elle est ouverture sur ce qui nous dépasse. Chaque chose est unique et ouvre sur plus qu’elle-même, la Jérusalem nouvelle est la somme des retraits par lesquels un monde se soustrait à lui-même pour laisser les choses trouver leur place et former ensemble des accords dans l’espace. Les gestes qui l’établissent se détachent sur fond de cette attention par laquelle se révèle le sacré qu’a toute chose en partage. Dieu est l’espace en soi de ce retrait, et cette part de l’autre à laquelle on ne peut rien imposer, pas même sa propre écoute. L’ouverture à ce mystère est le lieu de la grâce. Un espace s’est ouvert où quelque chose, quelqu’un, devient possible.